Des difficultés à me souvenir précisément des premiers cours.
Je n’étais pas encore absorbé par la Chine, pas encore phagocyté par un système
dont la tradition consiste pourtant à rejeter l’étranger une fois dissipés la
rituelle chaleur de l’accueil et l’éventuel profit tous azimuts, pas seulement
financier, qu’il peut générer. Parmi les cent quatre-vingt étudiants, tous
dotés d’un prénom anglais ou français, peu avaient autre chose à dire, à chercher et peut-être trouver, que les
conventions et platitudes de référence inculquées depuis les premiers mots. Je
ne mesurais pas encore le marasme de leur situation culturelle, intellectuelle,
et donc personnelle. Je percevais chez certains d’entre eux un très net désir
de m’exploiter, de me presser comme un citron mais d’une manière assez saine. Après
tout, j’étais payé pour être Français, exotique, et ils ne me faisaient rien
miroiter.
La question générationnelle s’imposait peu à peu comme l’un
des facteurs déterminants de la compréhension des Chines en présence. L’unité
de façade, déjà mise à mal par la révélation progressive d’une rivalité
Shanghai - Beijing, Shanghai – Chine, se doublait maintenant de quelques
containers de supputations quant à la réalité des rapports supposés fusionnels
parents – enfants, quant à la nature des relations entre establishment ultra
conservateur et jeunesse apparemment soumise. Ils ne savaient rien ou presque
de leur histoire récente, rabâchaient des pans entiers d’hagiographies
dynastiques, et avaient saisi depuis leur plus jeune âge qu’il n’était pas dans
leur intérêt d’en savoir plus. Les omerta liées à la révolution culturelle, au
grand bond en avant et ses dizaines de millions de morts de faim, et plus
encore s’agissant de Tian An Men, avaient valeur de loi. Ce qu’ils cherchaient
à savoir, pour ainsi dire exclusivement hormis quelques questions de
vocabulaire, c’est à quoi ressemblait le monde du dehors, de l’extérieur, et
comment lui ressembler, comment le copier.
En quoi croire en dehors du matraquage plus ou moins
insidieux de la propagande ? Tant de secousses, de séismes ! Histoire
sans parole, film catastrophe muet, millions de figurants peu à peu émergeant
du nuage de cendre, hébétés, les jeunes privés de la mémoire du cataclysme sur
lequel les institutions qui les font marcher au pas se fondent. Schisme
intégré, rituel de haute magie confucéenne pour cette génération de l’enfant
unique condamnée à penser en rond, en boucle très terre à terre, sous une
pression familiale et sociale qui en Occident conduirait n’importe quelle
entreprise à une condamnation pour harcèlement moral.
« Why is it so
important to live ? Tu le sais ? … Je peux assister au cours de
Master ? J’aimerais bien faire l’ENS mais je suis pas sure… J’échange avec
un Chinois qui est déjà là-bas mais je me demande si c’est bien… La politique,
c’est mieux, non ? La philosophie, ça sert à rien, pourquoi tu dis le
contraire ? Je ne sais pas pourquoi on travaille… Pourquoi tu veux que je
travaille ? Si je vais à Sciences Po, je suis foutue, je pourrai rien
faire d’autre. Mes parents veulent que je fasse de l’économie, tu peux pas
comprendre t’es pas chinois… Pourquoi tu souris ? »
Wendy avait les larmes
aux yeux en se demandant pourquoi vivre, souriait malicieusement en rejetant le
cours de philo, s’esclaffait sans raison compréhensible, puis retournait au
silence dont elle était issue. Semaine prochaine, même heure, même endroit –
mon bureau de commissariat, son penchant rare pour l’audace, un différentiel très
mesuré en tant que suprême rébellion, son nihilisme adolescent… Suivant !
Sauf que je les emmenais dans mon cartable, elle et ses
textes décousus, foutraques, très largement hors sujet mais de l’ordre de la
poésie… Et que je lui renvoyais son texte corrigé autant que faire se peut à une adresse qui avait valeur de manifeste: inutilecepetitmonde@gmail.com.
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