mardi 22 mai 2012

Lao Wai Jiao (1)



            C’est arrivé sans vraiment prévenir et, comme toujours, disons souvent, cela a pris une dimension qui échappait de très loin à mes habituels petits calculs, lorgnait au contraire côté destin, manège karmique et tout le tintouin, rendez-vous avec l’autre, initiation à soi-même, enfin quelque chose de résolument aussi catastrophique qu’un deuil libératoire ou un dépucelage frappé au coin de la douleur, qu’un virus salvateur ou une erreur de casting proche du génie, j’en ai bavé donc c’est bien, littérature anti-supermarché, aventure au bout de son possible, cette misérable limite qui avait tout de même pu traverser le globe et atterrir à Shanghai sans trop savoir ce qu’elle allait y faire, encore moins se douter que l’affaire aller durer, durer six ans sur place et ne plus s’arrêter ensuite pour différentes raisons que nous verrons au fil du chemin.

Le chemin passait par pléthore de gens, de gosses matraqués mais heureux par décret, de situations baroques, d’enfers ordinaires pour peu que l’on renonce au confort de son universalisme, que l’on se débarrasse des oripeaux d’une pensée tout en rectitude étant entendu que c’est une mission impossible quand les clichés en vigueur déroule le plan du quotidien au gré d’un aléatoire sinusoïdal proche du chaos - jusqu’au jour où l’on découvre que ce chaos est organisé, canalisé, circonscrit au-delà de ce qu’un prof peut envisager comme rigueur disciplinaire maximale.

Il faut un peu de temps pour admettre que l’absence même de regards à quelque chose d’aussi élémentaire que « Des questions ? »  n’a rien de personnel, simple conditionnement, habitus si l’on veut, traitrise pédagogique inculquée très tôt laissant le prof à l’abri de ses certitudes et l’étudiant au confins d’un désert dont il ne sortira qu’avec le diplôme automatique, automatisme excluant théoriquement la tricherie si, là encore l’habitus d’une perpétuelle fin justifiant les moyens, les repères de convenances occidentales ne faussaient l’autre regard, le sien propre mais pas tant que ça, inévitablement altéré bien que dans une dissimulation de secours puisque bien entendu tout ceci doit rester incompréhensible, il en va de la survie du régime, cet étranger comme tous les autres ne peut pas vous comprendre, ni maintenant ni jamais souvenez-vous des pillages, des guerres de l’opium, en un leitmotiv radical, sans autre concession que le gain, la revanche, l’utilitariste compromis enfin libéré par Deng Xiaoping déclarant « s’enrichir est glorieux » à son monde communiste jusqu’alors pris en charge du premier vagissement et même avant jusqu’à l’incinérateur, carrousel d’un gris de plomb rythmé de slogans désormais aussi obsolètes que servir le peuple et travailler est glorieux, judicieusement maquillés, travestis, transformés, pour ainsi dire anagrammisés selon la rhétorique usuelle du parti tordant le coup à toutes les orthodoxies pourvu que la sienne demeure, celle de l’instant décrété au mépris de toute cohérence occidentale et plus encore de l’entendement du peuple sommé d’opiner, ostensiblement sera un plus apprécié,  de génération en génération d’enfants instruits par leurs grands-parents tous cousins frères sœurs enfants parents toujours grands ou arrières d’un mort de faim,  que les cohortes vrombissantes et rutilantes de l’industrie automobile étrangère désormais massées aux feux rouges ne consoleront jamais tant que l’union nationale ne se fera qu’au détriment de l’autre, l’absolue altérité de l’étranger, tandis que dans le même temps la division est entretenue par le règne sans partage d’un pouvoir obsessionnel le plus performant du monde en avalage de couleuvres et autres menaces ne s’encombrant pas de voile, préférant la brutalité du nervi, l’arrogante criminalité du potentat ou la servilité fataliste du sans grade, sachant que seule le brillant de l’or a le pouvoir de générer pour un temps la déférence, l’obséquiosité pathogène du sbire convaincu de servir sa famille, sacerdoce pseudo confucéen ressuscité des limbes après la mort de Mao, et c’est bien entendu de cette logorrhée décérébrante dont j‘aimerais rendre compte ici

Ce qui serait trop facile, trop évident, trop loin de l’égaré de service bredouillant quelques messages blêmes en direct de Roissy à des répondeurs peinant à considérer un aller France – Chine autrement qu’en tant que croisière de santé, voyage parmi d’autres, alors que j’ignorais encore tout de Charlotte Cong Wendi, Victor Zheng Li, Ysa Fan Yifei, Maxime Shen Xiaodong ou Brigitte Li Jing, mes chères têtes brunes parmi tant d’autres, quatre ou cinq cents étudiants dont les deux tiers oubliés dès la fin du semestre, sans qui cette randonnée au pays de la contrainte en tant que vertu n’aurait été qu’un exotisme pour blanc bec visitant enfin ses cartes postales jaunies, la population de son imaginaire de vieil enfant soucieux. 
... / ...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire