jeudi 14 juin 2012

Lao Wai Jiao (11)



Elle boudait avec vigueur, se dégageait du bras qui cherchait à la retenir, puis ralentissait le pas pour qu'il la rattrape. Le jeune homme était conciliant, savait que tout ce qu'il pourrait dire ou faire à cet instant n'avait aucune importance, seul comptait l'étendue de sa patience. Il portait deux sacs de shopping, regardait le ciel de temps à autres; elle continuait de piailler, cherchant des larmes qui ne venaient pas. Trente mètres en un quart d'heure. Jusqu'où est-il responsable, fiable, endurant ?, se demandait-elle. Jusqu'au bout de la rue ou jusqu'au bout de la vie? Elle n'acceptera jamais de venir à l'hôtel, pensait-il. Les bras croisés et le regard vrillé dans le sol, l'épaule contre un arbre, chassant un obstacle invisible du bout d'une basket dorée, elle écoutait la voix de sa mère. C'est un paysan, il va profiter de toi et t'abandonner. Tu vas jeter ta famille dans la honte. Anxieuse, elle tripotait nerveusement le petit ourson en peluche rose accroché à l'anse du sac D & G qu'il lui avait offert le week-end précédent. Pendant ce temps, il ébouriffait ses cheveux gélifiés comme si une idée géniale allait soudain s'en échapper. Il proposa d'aller au Starbucks café sur Huai Hai zhong lu. Elle leva un œil vers lui, fit quelques pas dans la bonne direction. Puis elle le vit sourire et s'arrêta aussitôt. Tu crois que je suis une pute ?, demanda-t-elle. Tu crois que deux tee-shirts et un cappuccino suffisent? Il ne répondait pas, essayait de comprendre comment ils en étaient arrivés à cette dispute. D'un seul coup, elle avait lâché sa main et s'était écartée de lui. Réponds, insista-t-elle, alors que les passants les contournaient sans même leur jeter un regard. Tu crois que je suis comme cette étrangère que tu as reluquée tout à l'heure dans le magasin de Yongjia lu? Il tenta un je t'aime, il n'y a que toi et n'y aura jamais que toi. Elle fixait ostensiblement les deux sacs d’achats avec une moue de mépris. Mon oncle va m'embaucher dès que j'aurai ma licence, cet été, continua-t-il. Si je continue en même temps à créer des sites web, en deux ans, j'achète un appartement et une alliance en diamants… Il était trop petit mais elle aimait bien ses mains dont elle rêvait parfois. Et il était un étudiant apprécié de tous, travailleur, promis selon les professeurs à un brillant avenir, ce qui, quand elle était de bonne humeur, compensait ses origines provinciales. Elle, elle était shanghaienne, jolie par principe et nécessité, sa pâleur et ses faux ongles étoilés disaient combien elle était évoluée et sophistiquée. Elle étudiait le français car son père pensait que l'argent des étrangers est plus facile à gagner quand on parle leur langue. Tu m'emmèneras à Paris en voyage de noces? Suspendue à son point d'interrogation, elle souriait maintenant, mélange mutin de défi et de provocation ayant valeur d'apaisement. Il s'imaginait annonçant à sa famille restée dans le pauvre Hubei, même pas à Wuhan, que s'il ne leur envoyait pas d'argent c'était pour convoler en France avec une shanghaienne. De son vertige, il tira pourtant un mince sourire et une petite carte de sa poche. Il lui tendit. C'était la carte d'un hôtel bon marché, pas très loin, à une heure de bus. La carte assurait qu'il y avait une douche par chambre et que tout le confort était fourni. Sur fond rose, une Tour Eiffel blanche et des petits cœurs rouges présentaient le Paris Hôtel. Elle glissa son bras sous le sien et ils avancèrent ainsi dans leurs vies, pour encore quelques temps.

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