dimanche 24 juin 2012

Lao Wai Jiao (14)



Chaque année, de nombreux et juteux échanges sont organisés entre les universités chinoises et les grandes écoles françaises. Pour quelques étudiants à qui j’ai enseigné un peu plus que les fondamentaux de la culture occidentale pendant cinq ans, cela ne posera pas de problèmes majeurs - le pas a été franchi, soit par des voyages antérieurs, soit par une ouverture d'esprit exceptionnelle doublée d'un contact régulier avec des étrangers, souvent les deux. En revanche, pour nombre d'entre eux, il en ira tout autrement et ma réponse lorsque mon opinion est sollicitée consiste à remplacer to go or not to go par to be or not to be… "A quoi voulez-vous que ressemble votre vie?" Gêne et absence de réponse, de capacité de projection, sont à traduire par Back home, asap! Là où précisément ce genre de question ne se pose pas.

La plupart de ces étudiants, en terme de maturité, de conscience, de compréhension du monde, sont à peine des lycéens. Vu de Chine, l'Occident, c'est un film à épisodes dont on apprécie la spectaculaire NBA, l'impensable liberté comico-sociale de Desperate housewives, les marques de luxe et l’incomparable valeur ajoutée d’un cachet, tampon, certificat validant au retour sur le très concurrentiel marché chinois des études supérieures à l’étranger - l’essentiel étant acquis par la gloire du nom, du titre, HEC en tête et toutes les écoles de commerce en suivant, plutôt que par le contenu. La réalité des faits c’est que, soudain, après dix heures d'avion, le ou la jeune étudiante qui arrive tout droit d’un monde dur mais aussi et surtout hyper protégé se retrouve sur le plateau de tournage du film dont ses parents rêvent autant qu’elle et découvre que ce film, c'est la vie! Et les étudiants chinois ne sont jamais allés à l'école de cette vie-là! Ils n'en connaissent que la société de consommation / société du spectacle imagée dont la réalité est impitoyable pour les gentils petits garçons et filles, innocents ou presque, élevés au biberon de la nostalgie et de la dépendance à la famille, lointaine, si lointaine. Le réflexe communautariste est immédiat (l'isolement quand ce n'est pas possible), issue logique des multiples dangers contre lesquels l'étudiant a été mis en garde à tous les niveaux de la société depuis l’enfance.

Il n'est pas injurieux de penser qu'un jeune occidental partant étudier en Chine est mis en garde contre ses propres préjugés; tandis que le jeune chinois l'est contre un risque de trop grande intégration, donc de perversion. Le résultat est un déracinement vécu comme un choc sismique intime avec une capacité de résistance à la souffrance très nettement supérieure à la moyenne planétaire – en Chine, la souffrance/privation est une vertu, l'espace initiatique individuel d’un accomplissement collectif dans lequel, a contrario, l'Occident range le plaisir et l’expérimentation, le contact et la curiosité, bref, le rapport à l’autre. Comment l'étude, et donc en l’occurrence la confrontation à un monde antithétique, dans un contexte personnel aussi restreint, fermé par réflexe d'auto-défense, pourrait alors être une opportunité de réflexion, d'évolution, de prise de conscience?

L'Occident et la France en particulier reposent aujourd'hui sur un individualisme narcissique qui impose par compensation une organisation sociale exceptionnelle : syndicats, Prud'hommes, tissu associatif, groupes de parole, assistance et soutien en tous genres, en relai ou compensation d’un État de droit qui, lorsqu'il bafoue les citoyens, est dénoncé et possiblement assigné en justice. Cette organisation sociale offre une cohérence protectrice de l’individu qui favorise la contestation, l'ensemble formant une complexité à préserver et défendre contre les coups de boutoir du politique. Or, nous l’avons vu plus haut, pour des raisons culturelle, atavique, historique, psychologique, l'étudiant chinois n'est pas concerné par une responsabilité citoyenne : coupé de toute implication politique (au sens grec de politis), il n’a quasiment pas accès à son individualité sociale, elle ne participe tout simplement pas de son programme – ce n’est pas pragmatique. Comment pourrait-il tirer un véritable profit de cette expérience d'échange?

Certains étudiants fomentent ces échanges pour se libérer des multiples surveillances auxquelles ils sont soumis et, certes, on trouvera toujours un contre-exemple, une personnalité hors du commun, les Isa, Nicolas, Sophie sont de plus en plus nombreux (ce sont ceux que l’on retrouve sur Facebook où ils témoignent de leur émancipation relative à peine le pied posé à l’étranger) mais, pour l’instant, ils ne font que confirmer la règle d'une valeur spécifiquement chinoise: hors le groupe (parents, famille, camarades, ville, province, patrie), l'étudiant est un poisson rouge sorti du bocal. Le temps de cet exil, il vit en apnée. L'évolution de la conscience du jeune étudiant chinois n'est donc possible qu'anticiper, souhaiter, accompagner, éduquer, car l'étranger en lui-même, pays ou individu, ne saurait suffire, subvenir, à cette évolution. Il est donc ici question d'une instruction chinoise n’offrant pas les outils du développement personnel à l'individu en gestation. Au cours de ces six années passées à Shanghai, je n'ai rencontré qu'une entreprise globale d'infantilisation permettant le contrôle des personnes, aucun programme plaçant l'individu et la conscience à un niveau de compréhension sans lequel l'étranger, le monde en général, demeure une scène sur laquelle il est matériellement souhaitable de tenir un rôle mais certainement pas de manière inclusive. Après que le monde eut cru à une incidence historique née de la révolution culturelle et de la période Mao en général, et bien entendu jusqu’au Deng de Tian An Men, il semble évident aujourd’hui que le PCC n’entend pas réformer le traitement réservé à la jeunesse de façon très pensée et déterminée. Si l’intégration dissociée d’un Bruno permet de jouer finement à domicile, le conditionnement moral et culturel qui prend toute sa puissance dès que l’étudiant arrive en France se mue en dissociation intégrée.

 Les profs qui ont eu affaire aux étudiants Chinois ont pu le constater, la politesse et le silence sont un moyen exemplaire de rester à distance, de ne pas se laisser polluer par le melting pot international des grandes écoles françaises, anglaises, américaines, suisses. L’étranger est une source d’enrichissement très concret mais aussi un repère d’anarchistes débauchés, d’hédonistes dépourvus du moindre respect pour leurs aînés, leurs institutions, et qui ne veulent que le mal de la Chine, la virginité des jeunes chinoises, etc. Il convient donc, par respect pour sa famille, son pays, de rester à distance sanitaire. Le conditionnement est dans ces circonstances au faîte de sa gloire même si, sur l’oreiller ou au creux des rêves que l’on ne raconte pas, la tentation de vivre et de se libérer est parfois très intense. C’est ce rejet, souvent inconscient dans ses véritables motivations, rejet d’une société et de moeurs permissives vécues comme une impuissance à participer, c’est à dire une humiliation, qui génère le repli nationaliste. Individuelle ou collective, l’individu ne peut se passer d’identité.

La difficulté de ce constat ne vient pas seulement, comme ailleurs, des masses laborieuses manipulées jusqu’à être persuadées d’une différence fondamentale, quasi-ontologique, de par leurs origines locales mais, au contraire, des perles, des brillants jeunes gens qu’il m’est arrivé de rencontrer. Les bornés, quand bien même l’ignoreraient-ils, n’ont pas de frontières, ils sont le commun absolu, l’internationale globalisée avec ce que cela suppose de crispation en retour sur le peu qu’ils ont géographiquement identifié. À l’exception notable des États-Uniens, tellement jeunes dans leur histoire commencée par un génocide qu’il leur faut encore se draper à la première occasion dans la bannière étoilée, un occidental qui a suffisamment étudié est informé et, peu ou prou, conscient des enjeux du réel. Un Européen concerné par le monde se méfie donc des mises en scène drapeaux claquant au vent, des hymnes et des parades militaires, hommes politiques regard vrillé au loin sur l’avenir de la patrie, bref, de cet étiquetage du signifié qui plombent l’entendement en induisant la présence de l’ennemi et, d’une manière ou d’une autre, dans l’esprit de la résistance à la peste brune, il sait gré à l’autre de sa différence et du regard distancié qu’il peut poser sur lui. Pas en Chine.

« Tu n’as aucune idée de ce que c’est qu’être chinois. Vous, les étrangers, vous croyez tout savoir, vous avez une opinion sur tout, mais vous ne saurez jamais ce que c’est qu’être chinois. »

Irréfutable puisque cette vie ne m’offrira pas le loisir d’être Chinois. Et c’est sur cette supercherie que se maintient l’édifice populaire, de la base au sommet. Les spécialistes et autres professionnels de la profession ne manquent pas, eux non plus, pour théoriser l’inconnaissable chinois, le supra spécifique tellement complexe que le pauvre bougre né dans une quelconque province, et quand bien même à Shanghai ou à Beijing, en est supposé être et demeuré insaisissable. Je n’ai pour l’instant pas rencontré un doctorant ou un prof qui n’en soit persuadé. L’agacement habituel, facilement contenu, se transforme alors en exaspération sourde et ignorante : plus question d’en appeler à la connaissance historique d’un Jacques Gernet, ce serait de la démagogie, et tout l’humanisme consciencieux d’un Jean-Luc Domenach ne peut rien non plus pour éclairer l’obscurantisme qui s’abat sur l’espoir d’une mutualité transcendante. On passe en tolérance zéro par pure déception : l’étudiant(e) et/ou l’ami(e) d’un excellent niveau de français s’arc-boute sur son impossibilité contextuelle de conscientiser sa condition humaine, c’est au monde de s’agenouiller dans son incompréhension rédhibitoire devant le fils du ciel (jadis, l’empereur ; aujourd’hui, le Parti) et ses ouailles nourries d’un esprit de revanche dont le siècle en cours ne viendra pas à bout.

L’Occident, intellectuellement et culturellement, jusque bien sûr dans ses guerres coloniales, est centrifuge ; la Chine est centripète et donc, par voie de conséquence, coercitive.

... / ...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire