dimanche 17 juin 2012

Lao Wai Jiao (12)



Le Temps du Milieu filait sans la moindre considération pour mon propre temps qui semblait s’être arrêté, compteur bloqué dans sa parenthèse chinoise. J’utilisais la carte blanche accordée par le doyen du département comme un champ d’expérience incomparable qui créait une succession de bulles, de nota bene en marge d’un texte encore illisible, seulement reliés par ce lointain et improbable décor universitaire où je me rendais trois fois par semaine. A travers les confidences de Laurence, Maria, Luc et quelques autres, j’avais désormais le sentiment de connaître un peu ces étudiants chinois, d’être en mesure de placer la barre deux ou trois crans au-dessus de ce qu’ils attendaient ou subiraient sans moufter. Au coup par coup, je cherchais l’endroit oblitéré par le dressage matérialiste qui tenait lieu d’éducation. C’est dans cet esprit qu’en classe d’audiovisuel, j’ai passé Le temps qui reste de François Ozon avec la louable intention d’enclencher une réflexion sur la mort, la maladie, la nécessité de vivre, l’être jeune qui n’est facile nulle part et n’exclut pas de mourir partout – simple proposition de repositionnement dans la hiérarchie des valeurs : « Aujourd’hui, carpe diem et memento mori ! ».

Pour ceux qui n’ont pas vu le film, Melvil Poupaud incarne un jeune photographe de mode en vogue, arrogant, méprisant, conjuguant tous les clichés de son statut. Homosexuel accro à la cocaïne, sa vie n’est qu’une succession de conflits prenant racine dans l’enfance et le mal-être qui en a résulté, bref, la thématique Ozon au carré. Le film n’est pas commencé depuis dix minutes que le jeune trentenaire apprend qu’il est condamné par une maladie incurable – non, ce n’est pas le sida. La pente la plus raide qui soit lui est donc présentée, c’est la dernière heure pour négocier quelques virages, notamment avec sa grand-mère (Jeanne Moreau) qui a rencontré la sérénité au bout de toutes les douleurs ; son père (Daniel Duval) buté, débordé, taiseux par pudeur et incompréhension réciproque ; et une serveuse d’autoroute (Valeria Bruni-Tedeschi), mariée à un homme stérile qu’elle aime, perdue puis trouvée, peut-être, grâce à Melvil Poupaud… L’habillage socioculturel invite aussi le spectateur dans quelques bas-fonds tout en paillettes et coïts poudreux qui, bout à bout, doivent représenter moins de dix minutes sur la centaine que dure le film. Lorsqu’enfin en paix, Melvil part pour le ciel sur une plage où il a retrouvé son enfance, il apparaît que si François Ozon a convoqué Eros et Thanatos, c’est pour délivrer un message d’amour de la vie à ceux qui la peuplent sans toujours reconnaître, entendre, l’urgence vitale de ce même amour.

« J’ai bien aimé le film. Ça m’a fait penser à un copain qui croit qu’il est gay mais qui ne sait pas comment le dire à ses amis, sa famille. Tu crois qu’il devrait le dire ? »

J’ai écouté les étudiants un par un, les laissant délibérément sans directive, ne lâchant qu’un laconique « Je t’écoute »… Ils ont été bien, gentils, malins, tenant parfois jusqu’à cinq minutes, les uns pour réciter un copier / coller quelconque dont certains changeaient les mots, d’autres pour offrir la même sensibilité qui avait mouillé les yeux à la fin de la projection. Quelques originaux aussi pour s’attacher à un personnage secondaire ou déclarer que depuis la projection, il s’efforçait de penser à la mort chaque matin au réveil. La famille du personnage principal occupait beaucoup les esprits, surtout sa grand-mère, mais aussi sa santé à laquelle il eût dû prêter davantage attention car c’est un bien précieux. Les autres réactions ont mis de longues semaines avant de remonter jusqu’à moi. A tel point que lorsque deux jeunes consoeurs m’en ont parlé, séparément, au détour d’un couloir, j’avais déjà refermé cette parenthèse filmique sans plus y penser, en recherche perpétuelle de la prochaine proposition de réflexion.

Une étudiante avait été profondément choquée par les scènes de sexe, puis deux, puis encore une autre, et encore trois de plus, deux dortoirs de quatre pour finir, par les Français tellement individualistes, le manque de respect pour la famille, les hommes qui prêtent leur femme qui se laisse faire, les homosexuels drogués, ad nauseam mais d’une voix douce, pédagogique, comprenant très bien mon intention mais en appelant à mon sens de l’observation : « Elles ne sont que des enfants, des petites filles innocentes.».

« Personne ne t’a dit que les films érotiques sont interdits ? Dès que l’on voit un sein, c’est érotique… »

Je suis rentré chez moi et j’ai revu le film en m’efforçant d’adopter un point de vue chinois, c’est à dire en pornographiant les images qui défilaient sur l’écran, selon moi sans gratuité aucune. Mais, si un sein est « érotique » alors, effectivement, une scène de triolisme procréateur, une boîte gay cuir et clous, quelques lignes de cocaïne avant étreintes homosexuelles, relèvent sans aucun doute d’une terrible zone dégénérée de l’humanité où sévissent de dangereux terroristes quasiment zoophiles. J’étais effondré.

Mieux vaut ne pas penser à ce qu’aurait été ma carrière chinoise si mes deux jeunes collègues, sans se concerter, n’étaient venues me parler suite aux plaintes des étudiantes, mais l’anecdote à partir de ce film m’a beaucoup appris sur le contexte et ouvert un pan de compréhension considérable des enjeux sociaux de la censure pudibonde, sourcilleuse, qui encadre les esprits la vie durant. C’est à partir de là que j’ai commencé à glaner des informations autrement plus concrètes que mon ressenti toujours prompt à s’embarquer pour de stratosphériques analyses. Sans que j’y prête suffisamment attention, une Lilly déjà évoqué plus haut m’en avait touché un mot à la fin d’un cours, déplorant que le mariage soit le tombeau de l’amour… « Est-ce que l’on dit ça aussi en France ? » Lui répondre que, parvenu à ces extrémités, c’est certainement que l’heure du divorce a sonné, ne l’avait pas beaucoup aidé. « A quoi bon se marier, si c’est pour divorcer ? » Mélanie aussi, proche de la dépression, s’était ouverte de sa situation : « Mes parents m’interdisent d’avoir un petit copain tant que mes études ne sont pas terminées, c’est mauvais pour le sérieux. » De fil en aiguille, le rapport à l’amour, au sexe, au couple, à l’union, à la quête légitime du bonheur mâtiné de plaisir, à la rencontre et aux besoins les plus élémentaires d’émotions et de contacts autres que ceux dictés par la nécessité et l’intérêt, avait dessiné la carte d’une psychologie simpliste, infantilisante jusqu’à la caricature, essentiellement contraignante. La jeune fille doit rester vierge jusqu’à vingt-cinq ans, se réserver à un patient prétendant qui sera évalué selon ses revenus, sa situation, sa famille et devra en outre être propriétaire d’un appartement – la voiture est désormais aussi très appréciée. Après validation de l’impétrant et un mariage célébré selon des fastes donnant de la face, il est désormais urgent de procréer et confier l’enfant aux grands-parents qui s’en occuperont tandis que le couple travaillera dur pour satisfaire les ambitions des familles.

Ce passage direct de l’enfance déclarée pure, naïve, entièrement dévouée à la famille, au statut d’épouse d’un mari responsable, sérieux, entièrement requis par sa carrière et l’argent, avant d’être dès que possible mère entièrement exténuée pour satisfaire à la vision laborieuse de la vie, exclut purement et simplement la femme. La femme seule, indépendante, autonome, intelligente, surdiplômée, fait peur, elle incarne le vice, l’Occident, la fin de l’empire, elle fait fuir l’homme et, à trente-cinq ans, l’espoir n’est plus que sur Internet où les sites de rencontres fleurissent plus encore qu'en Occident.

L’un des éléments de pureté, doux étendard de l’innocence porté accroché au sac des jeunes filles tel que vu dans le chapitre précédent, était constitué par un pendentif de peluche permettant de choisir un angle culturel, de Winnie l’ourson à Snoopy pour les plus rebelles, en passant par l’incontournable Mickey et le très prisé Hello Kitty et son petit nœud rose. Standard confucéen promu par le Parti, l’asexualité de la classe moyenne était cependant battue en brèche par quelques courageuses dont les médias occidentaux tiennent à faire le symbole de l’accession de la Chine à la modernité. S’il est vrai qu’en cinq ans, les petites fleurs fragiles ne se recroquevillent plus autant sous le vent du monde, les audacieuses sont encore une infime minorité qui gagne à rester cachée tant les conséquences, en cas de dénonciation d’un tel libéralisme, sont désastreuses. Dernières démonstrations en date, quelques profs de l’université de Nanjing ont été condamnés à trois ans de prison pour échangisme, un voisin ayant dénoncé les parties fines qu’ils organisaient à leurs domiciles entre adultes consentants ; mais aussi ces nouveaux cours d’éducation sexuelle dispensés sur la base d’ouvrages rédigés par des fondamentalistes américains qui expliquent aux jeunes filles quelle attitude adopter en toute circonstances pour rester vierge jusqu’au mariage.

Les réactions au film, tellement contradictoires suivant la personne à laquelle elles étaient rapportées, posaient en outre un problème plus crucial encore. Je ne croyais pas une seconde que les étudiantes en question fussent hypocrites avec moi et sincères avec les deux collègues qui m’avaient relayé leurs témoignages. Dans un cas comme dans l’autre, elles n’avaient jamais dit que ce que leur interlocuteur souhaitait entendre, sans que celui-ci ne pointe la vraie question maquillée d’enthousiasme ou d’indignation: Que dois-je en penser, je suis tellement troublée ? Le tiraillement lié à l’ouverture les harcelait en permanence et les outils inculqués ne leur permettaient guère que de s’en sortir dans les exercices à trous et autres QCM évitant ainsi toute prise de position. Comment penser le monde ? Comment se penser en tant que sujet précisément au pays de la sujétion ? Autant de questions passionnantes si l’on étudie leurs nombreux affluents mais qui se heurtent à l’une des réussites majeures du Parti : l’autocensure généralisée de la société civile est encore plus puissante que la censure politique - soit exactement la dénonciation de Liu Xiaobo dans La philosophie du porc très zélé dans son abandon de la moindre conscience au profit du confort matérialiste présenté comme consubstantiel de la soumission.

Car si l’expérience de Le temps qui reste avait eu une conséquence, c’est essentiellement de me conduire à vérifier chaque film, chaque documentaire, plutôt deux fois qu’une. Non pas pour complaire à mes employeurs qui n’ignoraient rien de mon impuissance à réformer le système, pas plus, évidemment, que pour satisfaire la ligne du Parti, mais en vertu de mon expérience et de ma sensibilité d’enseignant tenant pour une vérité que choquer pour choquer est contre-productif. Ce qui resterait de ce film d’ici quelques années pour ces étudiants se limiterait à ce qu’un prof étranger, Français, leur avait un jour montré des scènes de sexe entre homosexuels drogués, non pas une réflexion sur la mort et le temps qui passe. Encore aujourd’hui, je ne peux toujours pas me réfugier derrière le fait qu’ils et elles ont vingt ans passés, rencontrent davantage d’étrangers, communiquent avec les camarades partis dans les universités du monde entier – le fond du tableau reste inchangé essentiellement pour cause de piété filiale.

« Monsieur, je crois que vous m’avez prêté un film interdit… »

J’ai réitéré la bévue par inadvertance, un peu avant les fêtes du nouvel an chinois. J’avais convoqué la centaine d’étudiants de 2ème année pour leur prêter un dvd (ces copies à un euro qui inondent joyeusement les rues) à voir et critiquer pour la rentrée. Le superbe In the cut de Jane Campion s’était glissé dans la liste en tant que polar crépusculaire, d’un mode narratif et d’une esthétique remarquables et, au passage, probablement les meilleurs rôles de Meg Ryan et Mark Ruffalo. Et, oui, une scène de fellation très inhabituelle puisque filmée serrée sans ambiguïté possible m’avait encore échappé… Napoléon était très gêné lorsqu’il a fait la présentation de ce film interdit. Pour information, tous les films étrangers vus en Chine depuis des décennies sont coupés, plutôt à la hache - selon ce qu’on m’a rapporté. Ce qui m’a permis de remarquer, pour la première fois de ma vie avec autant d’acuité, que l’universalisme franco-français tellement supposé comme allant de soi est au contraire une spécificité très locale. La question du sexe obsède tant les Français que trouver un film de qualité sans une étreinte torride, un emballement d’ascenseur ou un coït à l’arrière d’une voiture, relève de la gageure. Et, ici, ça ne passe pas. Bien entendu, la réputation des étrangers en général et des Français en particulier est au diapason.

Au moment de tenter d’établir quelques passerelles interculturelles, il est donc question de jongler avec des critères archaïques, un nationalisme revanchard, une culture générale très pauvre, le tout enchâssé dans l’esprit d’étudiantes (environ 75% de filles dans les départements de langue étrangère) écartelées entre une prise de conscience progressive d’un demi-siècle d’acculturation et l’indéfectible mordicus des familles, du Parti, de Confucius et des matons de l’harmonie administrative, profs inclus. La quadrature n’est pas aussi complexe qu’il y paraît. Il suffit de s’appuyer sur les meilleurs, les plus ouverts et audacieux, et ne pas hésiter à leur soumettre des documents difficiles ou tendancieux en dehors des cours. Une nouvelle propagande, mezzo voce sur un mode je suis l’élue, se met alors en place. C’est à dire, en fait, créer son propre réseau, le fameux guanxi, dédié non pas à une rébellion stérile mais à une nécessaire prise de conscience d’une altérité dépourvue du danger, de l’agressivité, du mépris et de l’arrogance, dont le Parti la maquille. 

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