Le Temps du Milieu filait sans la moindre considération pour
mon propre temps qui semblait s’être arrêté, compteur bloqué dans sa parenthèse
chinoise. J’utilisais la carte blanche accordée par le doyen du département comme
un champ d’expérience incomparable qui créait une succession de bulles, de nota bene en marge d’un texte encore illisible,
seulement reliés par ce lointain et improbable décor universitaire où je me
rendais trois fois par semaine. A travers les confidences de Laurence, Maria,
Luc et quelques autres, j’avais désormais le sentiment de connaître un peu ces
étudiants chinois, d’être en mesure de placer la barre deux ou trois crans
au-dessus de ce qu’ils attendaient ou subiraient sans moufter. Au coup par
coup, je cherchais l’endroit oblitéré par le dressage matérialiste qui tenait
lieu d’éducation. C’est dans cet esprit qu’en classe d’audiovisuel, j’ai passé Le temps qui reste de François Ozon avec
la louable intention d’enclencher une réflexion sur la mort, la maladie, la
nécessité de vivre, l’être jeune qui
n’est facile nulle part et n’exclut pas de mourir partout – simple proposition
de repositionnement dans la hiérarchie des valeurs : « Aujourd’hui, carpe diem et memento mori ! ».
Pour ceux qui n’ont pas vu le film, Melvil Poupaud incarne un
jeune photographe de mode en vogue, arrogant, méprisant, conjuguant tous les clichés
de son statut. Homosexuel accro à la cocaïne, sa vie n’est qu’une succession de
conflits prenant racine dans l’enfance et le mal-être qui en a résulté, bref,
la thématique Ozon au carré. Le film n’est pas commencé depuis dix minutes que
le jeune trentenaire apprend qu’il est condamné par une maladie incurable –
non, ce n’est pas le sida. La pente la plus raide qui soit lui est donc
présentée, c’est la dernière heure pour négocier quelques virages, notamment
avec sa grand-mère (Jeanne Moreau) qui a rencontré la sérénité au bout de
toutes les douleurs ; son père (Daniel Duval) buté, débordé, taiseux par
pudeur et incompréhension réciproque ; et une serveuse d’autoroute
(Valeria Bruni-Tedeschi), mariée à un homme stérile qu’elle aime, perdue puis
trouvée, peut-être, grâce à Melvil Poupaud… L’habillage socioculturel invite
aussi le spectateur dans quelques bas-fonds tout en paillettes et coïts
poudreux qui, bout à bout, doivent représenter moins de dix minutes sur la
centaine que dure le film. Lorsqu’enfin en paix, Melvil part pour le ciel sur
une plage où il a retrouvé son enfance, il apparaît que si François Ozon a
convoqué Eros et Thanatos, c’est pour délivrer un message d’amour de la vie à
ceux qui la peuplent sans toujours reconnaître, entendre, l’urgence vitale de
ce même amour.
« J’ai bien aimé le film. Ça m’a fait penser à un copain
qui croit qu’il est gay mais qui ne sait pas comment le dire à ses amis, sa
famille. Tu crois qu’il devrait le dire ? »
J’ai écouté les étudiants un par un, les laissant
délibérément sans directive, ne lâchant qu’un laconique « Je
t’écoute »… Ils ont été bien, gentils, malins, tenant parfois jusqu’à cinq
minutes, les uns pour réciter un copier / coller quelconque dont certains
changeaient les mots, d’autres pour offrir la même sensibilité qui avait
mouillé les yeux à la fin de la projection. Quelques originaux aussi pour
s’attacher à un personnage secondaire ou déclarer que depuis la projection, il
s’efforçait de penser à la mort chaque matin au réveil. La famille du personnage
principal occupait beaucoup les esprits, surtout sa grand-mère, mais aussi sa
santé à laquelle il eût dû prêter davantage attention car c’est un bien
précieux. Les autres réactions ont mis de longues semaines avant de remonter
jusqu’à moi. A tel point que lorsque deux jeunes consoeurs m’en ont parlé, séparément,
au détour d’un couloir, j’avais déjà refermé cette parenthèse filmique sans
plus y penser, en recherche perpétuelle de la prochaine proposition de
réflexion.
Une étudiante avait été profondément choquée par les scènes
de sexe, puis deux, puis encore une autre, et encore trois de plus, deux
dortoirs de quatre pour finir, par les Français tellement individualistes, le
manque de respect pour la famille, les hommes qui prêtent leur femme qui se laisse
faire, les homosexuels drogués, ad
nauseam mais d’une voix douce, pédagogique, comprenant très bien mon
intention mais en appelant à mon sens de l’observation : « Elles ne
sont que des enfants, des petites filles innocentes.».
« Personne ne t’a dit que les films érotiques sont
interdits ? Dès que l’on voit un sein, c’est érotique… »
Je suis rentré chez moi et j’ai revu le film en m’efforçant
d’adopter un point de vue chinois, c’est à dire en pornographiant les images qui défilaient sur l’écran, selon moi
sans gratuité aucune. Mais, si un sein est « érotique » alors,
effectivement, une scène de triolisme procréateur, une boîte gay cuir et clous,
quelques lignes de cocaïne avant étreintes homosexuelles, relèvent sans aucun
doute d’une terrible zone dégénérée de l’humanité où sévissent de dangereux
terroristes quasiment zoophiles. J’étais effondré.
Mieux vaut ne pas penser à ce qu’aurait été ma carrière
chinoise si mes deux jeunes collègues, sans se concerter, n’étaient venues
me parler suite aux plaintes des étudiantes, mais l’anecdote à partir de ce
film m’a beaucoup appris sur le contexte et ouvert un pan de compréhension
considérable des enjeux sociaux de la censure pudibonde, sourcilleuse, qui
encadre les esprits la vie durant. C’est à partir de là que j’ai commencé à
glaner des informations autrement plus concrètes que mon ressenti toujours
prompt à s’embarquer pour de stratosphériques analyses. Sans que j’y prête
suffisamment attention, une Lilly déjà évoqué plus haut m’en avait touché un
mot à la fin d’un cours, déplorant que le mariage soit le tombeau de l’amour… « Est-ce que l’on dit ça aussi en
France ? » Lui répondre que, parvenu à ces extrémités, c’est
certainement que l’heure du divorce a sonné, ne l’avait pas beaucoup aidé.
« A quoi bon se marier, si c’est pour divorcer ? » Mélanie
aussi, proche de la dépression, s’était ouverte de sa situation :
« Mes parents m’interdisent d’avoir un petit copain tant que mes études ne
sont pas terminées, c’est mauvais pour le sérieux. » De fil en aiguille,
le rapport à l’amour, au sexe, au couple, à l’union, à la quête légitime du
bonheur mâtiné de plaisir, à la rencontre et aux besoins les plus élémentaires
d’émotions et de contacts autres que ceux dictés par la nécessité et l’intérêt,
avait dessiné la carte d’une psychologie simpliste, infantilisante jusqu’à la
caricature, essentiellement contraignante. La jeune fille doit rester vierge
jusqu’à vingt-cinq ans, se réserver à un patient prétendant qui sera évalué
selon ses revenus, sa situation, sa famille et devra en outre être propriétaire
d’un appartement – la voiture est désormais aussi très appréciée. Après
validation de l’impétrant et un mariage célébré selon des fastes donnant de la
face, il est désormais urgent de procréer et confier l’enfant aux grands-parents
qui s’en occuperont tandis que le couple travaillera dur pour satisfaire les
ambitions des familles.
Ce passage direct de l’enfance déclarée pure, naïve,
entièrement dévouée à la famille, au statut d’épouse d’un mari responsable,
sérieux, entièrement requis par sa carrière et l’argent, avant d’être dès que
possible mère entièrement exténuée pour satisfaire à la vision laborieuse de la
vie, exclut purement et simplement la femme. La femme seule, indépendante,
autonome, intelligente, surdiplômée, fait peur, elle incarne le vice,
l’Occident, la fin de l’empire, elle fait fuir l’homme et, à trente-cinq ans,
l’espoir n’est plus que sur Internet où les sites de rencontres fleurissent plus encore qu'en Occident.
L’un des éléments de pureté, doux étendard de l’innocence
porté accroché au sac des jeunes filles tel que vu dans le chapitre précédent, était constitué par un pendentif de
peluche permettant de choisir un angle culturel, de Winnie l’ourson à Snoopy
pour les plus rebelles, en passant par l’incontournable Mickey et le très prisé
Hello Kitty et son petit nœud rose. Standard confucéen promu par le Parti,
l’asexualité de la classe moyenne était cependant battue en brèche par quelques
courageuses dont les médias occidentaux tiennent à faire le symbole de
l’accession de la Chine à la modernité. S’il est vrai qu’en cinq ans, les
petites fleurs fragiles ne se recroquevillent plus autant sous le vent du
monde, les audacieuses sont encore une infime minorité qui gagne à rester
cachée tant les conséquences, en cas de dénonciation d’un tel libéralisme, sont
désastreuses. Dernières démonstrations en date, quelques profs de l’université
de Nanjing ont été condamnés à trois ans de prison pour échangisme, un voisin
ayant dénoncé les parties fines qu’ils organisaient à leurs domiciles entre
adultes consentants ; mais aussi ces nouveaux cours d’éducation sexuelle dispensés sur la base d’ouvrages rédigés
par des fondamentalistes américains qui expliquent aux jeunes filles quelle
attitude adopter en toute circonstances pour rester vierge jusqu’au mariage.
Les réactions au film, tellement contradictoires suivant la
personne à laquelle elles étaient rapportées, posaient en outre un problème plus
crucial encore. Je ne croyais pas une seconde que les étudiantes en question
fussent hypocrites avec moi et sincères avec les deux collègues qui m’avaient
relayé leurs témoignages. Dans un cas comme dans l’autre, elles n’avaient
jamais dit que ce que leur interlocuteur souhaitait entendre, sans que celui-ci
ne pointe la vraie question maquillée d’enthousiasme ou d’indignation: Que dois-je en penser, je suis tellement
troublée ? Le tiraillement lié à l’ouverture les harcelait en
permanence et les outils inculqués ne leur permettaient guère que de s’en
sortir dans les exercices à trous et autres QCM évitant ainsi toute prise de
position. Comment penser le monde ? Comment se penser en tant que sujet
précisément au pays de la sujétion ? Autant de questions passionnantes si
l’on étudie leurs nombreux affluents mais qui se heurtent à l’une des réussites
majeures du Parti : l’autocensure généralisée de la société civile est
encore plus puissante que la censure politique - soit exactement la
dénonciation de Liu Xiaobo dans La
philosophie du porc très zélé dans son abandon de la moindre conscience au
profit du confort matérialiste présenté comme consubstantiel de la soumission.
Car si l’expérience de Le
temps qui reste avait eu une conséquence, c’est essentiellement de me
conduire à vérifier chaque film, chaque documentaire, plutôt deux fois qu’une.
Non pas pour complaire à mes employeurs qui n’ignoraient rien de mon
impuissance à réformer le système, pas plus, évidemment, que pour satisfaire la
ligne du Parti, mais en vertu de mon expérience et de ma sensibilité
d’enseignant tenant pour une vérité que choquer pour choquer est
contre-productif. Ce qui resterait de ce film d’ici quelques années pour ces
étudiants se limiterait à ce qu’un prof étranger, Français, leur avait un jour
montré des scènes de sexe entre homosexuels drogués, non pas une réflexion sur
la mort et le temps qui passe. Encore aujourd’hui, je ne peux toujours pas me
réfugier derrière le fait qu’ils et elles ont vingt ans passés, rencontrent
davantage d’étrangers, communiquent avec les camarades partis dans les
universités du monde entier – le fond du tableau reste inchangé essentiellement
pour cause de piété filiale.
« Monsieur, je crois que vous m’avez prêté un film
interdit… »
J’ai réitéré la bévue par inadvertance, un peu avant les
fêtes du nouvel an chinois. J’avais convoqué la centaine d’étudiants de 2ème
année pour leur prêter un dvd (ces copies à un euro qui inondent joyeusement
les rues) à voir et critiquer pour la rentrée. Le superbe In the cut de Jane Campion s’était glissé dans la liste en tant que
polar crépusculaire, d’un mode narratif et d’une esthétique remarquables et, au
passage, probablement les meilleurs rôles de Meg Ryan et Mark Ruffalo. Et, oui,
une scène de fellation très inhabituelle puisque filmée serrée sans ambiguïté
possible m’avait encore échappé… Napoléon était très gêné lorsqu’il a fait la
présentation de ce film interdit. Pour information, tous les films étrangers
vus en Chine depuis des décennies sont coupés, plutôt à la hache - selon ce
qu’on m’a rapporté. Ce qui m’a permis de remarquer, pour la première fois de ma
vie avec autant d’acuité, que l’universalisme franco-français tellement supposé
comme allant de soi est au contraire une spécificité très locale. La question
du sexe obsède tant les Français que trouver un film de qualité sans une
étreinte torride, un emballement d’ascenseur ou un coït à l’arrière d’une
voiture, relève de la gageure. Et, ici, ça ne passe pas. Bien entendu, la
réputation des étrangers en général et des Français en particulier est au
diapason.
Au moment de tenter d’établir quelques passerelles
interculturelles, il est donc question de jongler avec des critères archaïques,
un nationalisme revanchard, une culture générale très pauvre, le tout enchâssé
dans l’esprit d’étudiantes (environ 75% de filles dans les départements de
langue étrangère) écartelées entre une prise de conscience progressive d’un
demi-siècle d’acculturation et l’indéfectible mordicus des familles, du Parti,
de Confucius et des matons de l’harmonie administrative, profs inclus. La
quadrature n’est pas aussi complexe qu’il y paraît. Il suffit de s’appuyer sur
les meilleurs, les plus ouverts et audacieux, et ne pas hésiter à leur
soumettre des documents difficiles ou tendancieux en dehors des cours. Une
nouvelle propagande, mezzo voce sur un mode je
suis l’élue, se met alors en place. C’est à dire, en fait, créer son propre
réseau, le fameux guanxi, dédié non
pas à une rébellion stérile mais à une nécessaire prise de conscience d’une altérité
dépourvue du danger, de l’agressivité, du mépris et de l’arrogance, dont le
Parti la maquille.
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