Pour retrouver l’origine de la colère, il
fallait d’abord déblayer une accumulation d’échanges bloqués par un entêtement
jusqu’au mutisme hors de portée pour un Occidental formé à la controverse, à
engager le débat pour le plaisir des mots, du dîner qui s’éternise souvent en
fonction de ce qui reste à boire. Les impressions et ressentis, réflexions et
autres mises en perspectives, se heurtaient aux certitudes, aux croyances
aveugles en un catéchisme composé de maoïsme, de confucianisme récupéré, d’anti
occidentalisme reposant sur des informations partiales, de soixante ans de
propagande ininterrompue du parti et de la sacro-sainte tradition dont on ne
saurait retoucher le moindre dicton malgré des siècles d’avancées
scientifiques. Dans un premier temps, on se prend de mansuétude, on jongle avec
un complexe de supériorité mal assumé. Tout cela est tellement touchant, si bon
enfant, n’est-ce pas ? Apprendre que les femmes vivent plus longtemps
parce qu’elles font le ménage et que cela les maintient en forme a quelque
chose de revigorant ! Et cette étudiante affirmant que les femmes ne
devraient pas conduire car le stress accélère leur vieillissement ou encore que
la supériorité de l’homme est nécessaire à l’équilibre de la femme… De quoi
séduire quelques pittoresques villages de Sicile ou d’Albanie, sans aucun
doute.
Sur cette toile de fond rouge et jaune avec ses caricatures
post-maoïstes en filigrane comme sur les billets de banque, venaient
s’accrocher en surimpression des sourires et des lumières, les regards de la
révélation fulgurante quand une brèche s’ouvre dans la conscience et qu’un vent
frais s’y engouffre faisant vaciller l’édifice monolithique. Des papillons
perdus dans l’immensité voletaient ainsi quelques minutes, heures, mois, puis
se dissolvaient dans les fumées âcres de l’industrie lourde et laborieuse qui
les consignait à résidence surveillée par tant de gardes en uniforme. Pourtant,
l’espace d’un instant, j’avais vu Victor, Anaïs, Christelle, Aline, Fiona ou
Laurence, s’évader vers des pans de conscience jusqu’alors cadenassés. Les
e-mails reçus le soir même et dans les jours suivants confirmaient que quelque
chose s’était passé lors du cours sur la
folie, de celui sur la tolérance
ou encore l’altérité - et ainsi le
temps d’un semestre ou deux, au gré des humeurs et des capacités de chacun,
jusqu’à disparition physique.
« On est venu te remercier pour tout ce que tu as fait
pour nous. Maintenant, on est beaucoup plus conscientes de ce que tu appelles le métier de vivre. On espère aussi que
tu as la clé parce qu’on est beaucoup plus malheureuses qu’avant de te
connaître. »
Et quelques temps plus tard, un an peut-être, à l’occasion
d’une soutenance, par exemple, on croise à nouveau la gentille troupe qui, à
quelques notables exceptions près, a oublié la moitié de son français et vous
évite donc d’un sourire de faussaire, elle colle à nouveau aux basques du système
qui va les nourrir. Et la colère se niche dans le crâne, rend sourd, aveugle,
muet avec un peu de chance. Et les motifs de votre présence deviennent
extrêmement douteux, salmigondis de désir de reconnaissance, de dévouement
sincère et de nécessité, d’idéalisme et donc d’inadaptation aggravée.
Dans la salle, l’auto satisfaction générale est étouffante
alors que la mise en scène académique ne parvient qu’à une sinistre comédie
reposant sur une partition de charlatans. Même au moment des remerciements, quand
le nom de l’étranger est cité, à la fois caution et audace, l’agacement à peine
contenu des grands professeurs certifiés
vient gâcher l’accomplissement d’un lent travail aussi massif que gratuit. On
entend bien dire qu’ailleurs, il en va tout autrement, qu’à Beida ou Qinghua,
là-haut à Beijing, ou encore à Fudan, l’Université forme des étudiants, des
chercheurs, l’avenir de la Chine. C’est possible… Ici, les affaires courantes
se déroulent dans un bocal hermétiquement clos, lui-même plongé dans un vaste
aquarium, le petit monde des spectateurs acquis à la supercherie et réjoui par
les fastes de la décoration ignorant délibérément la qualité méphitique de
l’eau. Nous avons parcouru un si long
chemin en si peu de temps et sans rien vous demander, vous n’allez pas en plus
nous parler d’éthique ou de déontologie !
D’ici le soir, la colère sera descendue dans les tripes, elle
demandera à sortir et j’écrirai de vaines pages sur la corruption. Je
m’appesantirai sur le nouveau règlement qui permet d’acheter les éventuels
points manquant à l’examen d’entrée en master. Je dirai toute ma colère à mon
ami le doyen et à la cohorte des séides dégénérés qui coulent
consciencieusement, de promotion en promotion, une génération entière, celle de
l’enfant unique et de l’ouverture, inapte pour l’essentiel à une communication
spontanée, intelligible, réfléchie, alors qu’initialement aussi bien disposée
que n’importe quels gosses du monde vaccinés contre l’obscurantisme, pour leur
seul profit matériel, à l’obscénité officiellement légitimée par les famines
passées, par la réussite étrangère dont leur face mandarine est tellement avide
qu’elle ne parvient qu’à en singer le pire, obnubilée par le regard des
barbares dont le système souligne les erreurs et les échecs pour mieux vendre
son brouet nationaliste, confisquer les velléités novatrices, repousser le
spectre de la conscience qui devrait alors faire son devoir de mémoire, celle
qui ne pourrait en rien justifier l’inculture crasse de l’encadrement, la
mauvaise foi absolutiste au nom de laquelle l’intelligence et le rationalisme
sont congédiés, relégués au chapitre élucubrations
d’étranger, cet étranger venu comme toujours saigner le pays, donner
d’arrogantes leçons dont le pragmatisme made
in China n’a que faire, trop requis par sa course effrénée contre le reste
du monde mal intentionné, perverti par la liberté que l’entêtement chinois
ignore avec le dédain de celui qui puise sa force dans la privation de joie, de
danse, de cri, d’émotion, d’embrassade, de tendresse et de caresse, de désir de
connaissance au-delà de la Grande Muraille techno-passéiste.
La degré d’autonomie auquel un étudiant chinois doit parvenir
pour s’abstraire de ce système carcéral sans porte ni fenêtre est pour ainsi
dire inaccessible : dispositions hors normes dépourvues du moindre
soutien, condamnées à la reptation pour échapper aux matons bien enchâssés dans
les cervelles des petits camarades qui ne se posent pas tant de questions et
sont prompts à la délation. Quand la famille a tout misé, que le contenu des
cours s’inscrit dans une logique de décérébration, que les profs sont formés
pour ne rien dire et mesurer la qualité d’une classe à son silence et que même
les talentueuses exceptions défendent le principe, que les camarades se méfient
les uns des autres, inscrits dans une compétition génétiquement validée par la
masse et son administration, alors l’âme se perd au fond d’un corps dont
l’échine se courbe et la nuque suit la même pente – c’est d’un maigre index
replié que le brillant étudiant frappe discrètement à la porte des monitrices
politiques avant de se glisser dans le bureau en affichant un sourire
effrayant. Celui ou celle qui franchit ces chevaux de frise est un Titan.
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