vendredi 8 juin 2012

Lao Wai Jiao (8)



Pour retrouver l’origine de la colère, il fallait d’abord déblayer une accumulation d’échanges bloqués par un entêtement jusqu’au mutisme hors de portée pour un Occidental formé à la controverse, à engager le débat pour le plaisir des mots, du dîner qui s’éternise souvent en fonction de ce qui reste à boire. Les impressions et ressentis, réflexions et autres mises en perspectives, se heurtaient aux certitudes, aux croyances aveugles en un catéchisme composé de maoïsme, de confucianisme récupéré, d’anti occidentalisme reposant sur des informations partiales, de soixante ans de propagande ininterrompue du parti et de la sacro-sainte tradition dont on ne saurait retoucher le moindre dicton malgré des siècles d’avancées scientifiques. Dans un premier temps, on se prend de mansuétude, on jongle avec un complexe de supériorité mal assumé. Tout cela est tellement touchant, si bon enfant, n’est-ce pas ? Apprendre que les femmes vivent plus longtemps parce qu’elles font le ménage et que cela les maintient en forme a quelque chose de revigorant ! Et cette étudiante affirmant que les femmes ne devraient pas conduire car le stress accélère leur vieillissement ou encore que la supériorité de l’homme est nécessaire à l’équilibre de la femme… De quoi séduire quelques pittoresques villages de Sicile ou d’Albanie, sans aucun doute.

Sur cette toile de fond rouge et jaune avec ses caricatures post-maoïstes en filigrane comme sur les billets de banque, venaient s’accrocher en surimpression des sourires et des lumières, les regards de la révélation fulgurante quand une brèche s’ouvre dans la conscience et qu’un vent frais s’y engouffre faisant vaciller l’édifice monolithique. Des papillons perdus dans l’immensité voletaient ainsi quelques minutes, heures, mois, puis se dissolvaient dans les fumées âcres de l’industrie lourde et laborieuse qui les consignait à résidence surveillée par tant de gardes en uniforme. Pourtant, l’espace d’un instant, j’avais vu Victor, Anaïs, Christelle, Aline, Fiona ou Laurence, s’évader vers des pans de conscience jusqu’alors cadenassés. Les e-mails reçus le soir même et dans les jours suivants confirmaient que quelque chose s’était passé lors du cours sur la folie, de celui sur la tolérance ou encore l’altérité - et ainsi le temps d’un semestre ou deux, au gré des humeurs et des capacités de chacun, jusqu’à disparition physique.

« On est venu te remercier pour tout ce que tu as fait pour nous. Maintenant, on est beaucoup plus conscientes de ce que tu appelles le métier de vivre. On espère aussi que tu as la clé parce qu’on est beaucoup plus malheureuses qu’avant de te connaître. »

Et quelques temps plus tard, un an peut-être, à l’occasion d’une soutenance, par exemple, on croise à nouveau la gentille troupe qui, à quelques notables exceptions près, a oublié la moitié de son français et vous évite donc d’un sourire de faussaire, elle colle à nouveau aux basques du système qui va les nourrir. Et la colère se niche dans le crâne, rend sourd, aveugle, muet avec un peu de chance. Et les motifs de votre présence deviennent extrêmement douteux, salmigondis de désir de reconnaissance, de dévouement sincère et de nécessité, d’idéalisme et donc d’inadaptation aggravée.

Dans la salle, l’auto satisfaction générale est étouffante alors que la mise en scène académique ne parvient qu’à une sinistre comédie reposant sur une partition de charlatans. Même au moment des remerciements, quand le nom de l’étranger est cité, à la fois caution et audace, l’agacement à peine contenu des grands professeurs certifiés vient gâcher l’accomplissement d’un lent travail aussi massif que gratuit. On entend bien dire qu’ailleurs, il en va tout autrement, qu’à Beida ou Qinghua, là-haut à Beijing, ou encore à Fudan, l’Université forme des étudiants, des chercheurs, l’avenir de la Chine. C’est possible… Ici, les affaires courantes se déroulent dans un bocal hermétiquement clos, lui-même plongé dans un vaste aquarium, le petit monde des spectateurs acquis à la supercherie et réjoui par les fastes de la décoration ignorant délibérément la qualité méphitique de l’eau. Nous avons parcouru un si long chemin en si peu de temps et sans rien vous demander, vous n’allez pas en plus nous parler d’éthique ou de déontologie !

D’ici le soir, la colère sera descendue dans les tripes, elle demandera à sortir et j’écrirai de vaines pages sur la corruption. Je m’appesantirai sur le nouveau règlement qui permet d’acheter les éventuels points manquant à l’examen d’entrée en master. Je dirai toute ma colère à mon ami le doyen et à la cohorte des séides dégénérés qui coulent consciencieusement, de promotion en promotion, une génération entière, celle de l’enfant unique et de l’ouverture, inapte pour l’essentiel à une communication spontanée, intelligible, réfléchie, alors qu’initialement aussi bien disposée que n’importe quels gosses du monde vaccinés contre l’obscurantisme, pour leur seul profit matériel, à l’obscénité officiellement légitimée par les famines passées, par la réussite étrangère dont leur face mandarine est tellement avide qu’elle ne parvient qu’à en singer le pire, obnubilée par le regard des barbares dont le système souligne les erreurs et les échecs pour mieux vendre son brouet nationaliste, confisquer les velléités novatrices, repousser le spectre de la conscience qui devrait alors faire son devoir de mémoire, celle qui ne pourrait en rien justifier l’inculture crasse de l’encadrement, la mauvaise foi absolutiste au nom de laquelle l’intelligence et le rationalisme sont congédiés, relégués au chapitre élucubrations d’étranger, cet étranger venu comme toujours saigner le pays, donner d’arrogantes leçons dont le pragmatisme made in China n’a que faire, trop requis par sa course effrénée contre le reste du monde mal intentionné, perverti par la liberté que l’entêtement chinois ignore avec le dédain de celui qui puise sa force dans la privation de joie, de danse, de cri, d’émotion, d’embrassade, de tendresse et de caresse, de désir de connaissance au-delà de la Grande Muraille techno-passéiste.

La degré d’autonomie auquel un étudiant chinois doit parvenir pour s’abstraire de ce système carcéral sans porte ni fenêtre est pour ainsi dire inaccessible : dispositions hors normes dépourvues du moindre soutien, condamnées à la reptation pour échapper aux matons bien enchâssés dans les cervelles des petits camarades qui ne se posent pas tant de questions et sont prompts à la délation. Quand la famille a tout misé, que le contenu des cours s’inscrit dans une logique de décérébration, que les profs sont formés pour ne rien dire et mesurer la qualité d’une classe à son silence et que même les talentueuses exceptions défendent le principe, que les camarades se méfient les uns des autres, inscrits dans une compétition génétiquement validée par la masse et son administration, alors l’âme se perd au fond d’un corps dont l’échine se courbe et la nuque suit la même pente – c’est d’un maigre index replié que le brillant étudiant frappe discrètement à la porte des monitrices politiques avant de se glisser dans le bureau en affichant un sourire effrayant. Celui ou celle qui franchit ces chevaux de frise est un Titan.

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