La première année de ce retour à l’enseignement, je
travaillais sur trois campus reliés par des métros, des bus, des navettes et
des taxis. Du centre, je filais à l’est avant de bifurquer vers le nord puis
d’embarquer pour le sud-ouest, la grande banlieue de l’irrésistible expansion -
plus ou moins dix-sept millions d’habitants, du penthouse au taudis, de
l’entrelacs de périphériques suspendus au chemin de terre défoncé, du diabète
bedonnant à la peau sur les os. D’une classe à l’autre, le nez collé au carreau,
j’observais l’extraordinaire massification qui agaçait les Shanghaiens autant
qu’elle faisait leur fierté.
« Je ne veux pas faire la queue à l’hôpital derrière des
mingongs puants. Je n’ai rien à voir avec ces gens-là. Ils n’ont qu’à faire
pareil chez eux. La richesse de Shanghai, c’est d’abord pour nous les
shanghaiens. »
Les mingongs, les ouvriers paysans sur qui repose la fameuse
croissance, sont toujours supposés remercier les maîtres pour le bol de riz qui
leur est consenti après une journée de douze heures sans le moindre filet de
sécurité. Le monde entier fonctionne aujourd’hui sur cette inégalité record qui
atteint les sommets pour la fête du printemps, le nouvel an chinois, unique
retour au pays d’une année sans congés, quand les mingongs ramènent leurs
économies au village et que le prix des billets de train augmente de quarante
pour cent à cette occasion – non, on ne peut pas réserver à l’avance. En
contrat local, j’étais surpris de choquer encore quand j’évoquais mon salaire
totalitaire. La seule compensation possible venait des étudiants dans une
situation intellectuelle comparable à celle d’un bel appartement neuf, certes
désormais doté de l’eau, du gaz et de l’électricité, mais vide à l’exception du
placard rempli par la propagande et sans la moindre idée de l’ameublement
nécessaire. Les dix années de fermeture du système d’instruction, trop
dangereux pour la folie paysanne de Mao, n’étaient tellement pas éloignées
qu’elles avaient concerné tous les profs titulaires en poste actuellement à la
grande école, traduction littérale de da
xue, le mot université n’existant pas.
Lorsque j’arrivais enfin sur le lointain campus flambant
neuf, sorte de Disneyland aseptisé accueillant les différents départements de
langues dans l’architecture correspondante au pays, mon ami le doyen me tenait
longuement la main pour prendre de mes nouvelles. Sa carte blanche donnée les
yeux dans les yeux m’avait durablement bluffé. Il m’autorisa même à jeter au
feu les habituels manuels de français langue étrangère et faire cours avec des
films, des émissions de TV, ou tout autre support de ma convenance. La Chine
m’offrait des conditions d’enseignement que je n’avais pas rencontrées en
France. On se prend alors à croire que l’on va faire changer les choses, que
non seulement l’ouverture n’est pas un vain mot mais qu’elle s’étend désormais
aux consciences en jachère, au terreau fertile de la jeunesse avide de
connaissance… Je me souviens d’une amie américaine qui m’avait invité à sa
remise de diplôme à Columbia, en 89 je crois, et qui, quelques années plus
tard, me racontant l’une des missions que lui confiait l’ONU m’avoua que se
torcher avec une pierre sur le bord d’un chemin de montagne du Pakistan,
montant péniblement jusqu’à une école à universaliser, that’s a fucking
humiliating testing ! Ici, à Shanghai, c’est plus subtil, on
arrive en car climatisé, on vous tend une bouteille d’eau avant d’aller en
cours dans une salle informatisée. Quand ils osent croiser votre regard, les
étudiants semblent contents de vous voir. Bien entendu, ce n’est pas vous qu’il regarde mais un étranger
totalement fantasmé et si c’est bien vous qu’ils écoutent, ce n’est certes pas
avec la grille de lecture que vous supputez du haut de votre supériorité
occidentale. Outre le pilonnage des monitrices politiques, les étudiants
sortent de vingt années de matraquage consciencieux, la carte blanche du doyen
est aussi un test d’humilité. Si la Chine n’aime pas les pauvres, c’est parce
qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir un masque.
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