dimanche 3 juin 2012

Lao Wai Jiao (6)



La première année de ce retour à l’enseignement, je travaillais sur trois campus reliés par des métros, des bus, des navettes et des taxis. Du centre, je filais à l’est avant de bifurquer vers le nord puis d’embarquer pour le sud-ouest, la grande banlieue de l’irrésistible expansion - plus ou moins dix-sept millions d’habitants, du penthouse au taudis, de l’entrelacs de périphériques suspendus au chemin de terre défoncé, du diabète bedonnant à la peau sur les os. D’une classe à l’autre, le nez collé au carreau, j’observais l’extraordinaire massification qui agaçait les Shanghaiens autant qu’elle faisait leur fierté.

« Je ne veux pas faire la queue à l’hôpital derrière des mingongs puants. Je n’ai rien à voir avec ces gens-là. Ils n’ont qu’à faire pareil chez eux. La richesse de Shanghai, c’est d’abord pour nous les shanghaiens. »

Les mingongs, les ouvriers paysans sur qui repose la fameuse croissance, sont toujours supposés remercier les maîtres pour le bol de riz qui leur est consenti après une journée de douze heures sans le moindre filet de sécurité. Le monde entier fonctionne aujourd’hui sur cette inégalité record qui atteint les sommets pour la fête du printemps, le nouvel an chinois, unique retour au pays d’une année sans congés, quand les mingongs ramènent leurs économies au village et que le prix des billets de train augmente de quarante pour cent à cette occasion – non, on ne peut pas réserver à l’avance. En contrat local, j’étais surpris de choquer encore quand j’évoquais mon salaire totalitaire. La seule compensation possible venait des étudiants dans une situation intellectuelle comparable à celle d’un bel appartement neuf, certes désormais doté de l’eau, du gaz et de l’électricité, mais vide à l’exception du placard rempli par la propagande et sans la moindre idée de l’ameublement nécessaire. Les dix années de fermeture du système d’instruction, trop dangereux pour la folie paysanne de Mao, n’étaient tellement pas éloignées qu’elles avaient concerné tous les profs titulaires en poste actuellement à la grande école, traduction littérale de da xue, le mot université n’existant pas.

Lorsque j’arrivais enfin sur le lointain campus flambant neuf, sorte de Disneyland aseptisé accueillant les différents départements de langues dans l’architecture correspondante au pays, mon ami le doyen me tenait longuement la main pour prendre de mes nouvelles. Sa carte blanche donnée les yeux dans les yeux m’avait durablement bluffé. Il m’autorisa même à jeter au feu les habituels manuels de français langue étrangère et faire cours avec des films, des émissions de TV, ou tout autre support de ma convenance. La Chine m’offrait des conditions d’enseignement que je n’avais pas rencontrées en France. On se prend alors à croire que l’on va faire changer les choses, que non seulement l’ouverture n’est pas un vain mot mais qu’elle s’étend désormais aux consciences en jachère, au terreau fertile de la jeunesse avide de connaissance… Je me souviens d’une amie américaine qui m’avait invité à sa remise de diplôme à Columbia, en 89 je crois, et qui, quelques années plus tard, me racontant l’une des missions que lui confiait l’ONU m’avoua que se torcher avec une pierre sur le bord d’un chemin de montagne du Pakistan, montant péniblement jusqu’à une école à universaliser, that’s a fucking humiliating testing ! Ici, à Shanghai, c’est plus subtil, on arrive en car climatisé, on vous tend une bouteille d’eau avant d’aller en cours dans une salle informatisée. Quand ils osent croiser votre regard, les étudiants semblent contents de vous voir. Bien entendu, ce n’est pas vous qu’il regarde mais un étranger totalement fantasmé et si c’est bien vous qu’ils écoutent, ce n’est certes pas avec la grille de lecture que vous supputez du haut de votre supériorité occidentale. Outre le pilonnage des monitrices politiques, les étudiants sortent de vingt années de matraquage consciencieux, la carte blanche du doyen est aussi un test d’humilité. Si la Chine n’aime pas les pauvres, c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir un masque.
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