Les étudiants viennent de toutes les provinces, du Jilin à la
frontière nord-coréenne au Yunnan collé à la Birmanie et au Vietnam en passant
par le Tibet et les provinces du centre. Ce voyage au cœur de la jeunesse
chinoise ne se fera pourtant pas selon leurs origines géographiques mais
socialement, après une patiente mise en confiance qui laissera poindre quelque
chose quand tout est fait pour que rien ne dépasse. Ce quelque chose, cette
humanité nouvelle qui entre sur la scène du monde en combattant plus ou moins
les vieux démons entretenus par les anciens, relève du plus pur habitus de
classes et donc de son éventuelle remise en cause. Si, de fait, une grande
disparité, en terme d’instruction, d’accès au monde, de possibilité de
déplacement, est flagrante entre les jeunes shanghaiens et les provinciaux, ce
n’est rien comparé à ce qui sépare les jeunes nantis des rejetons largués de
l’ouverture laborieuse. Les provinciaux des campagnes ne sont pas plus attardés
et soumis par un microclimat plus débilitant qu’ailleurs, ils le sont par
tradition de misère sociale rompue au non questionnement, au pragmatisme
besogneux, à quelque échelon que ce soit. Cet asservissement mental, bien que
moins généralisé que dans les provinces, n’en est pas moins présent à Shanghai.
Dans le même registre si souvent caricaturé, un jeune membre du parti ne sera
pas plus endoctriné que l’un de ses camarades s’en dispensant ou n’y ayant pas
accès pour cause de pauvreté ou d’un mauvais parcours scolaire. L’orthodoxie du
confucianisme actuel est beaucoup plus vigoureuse et réactionnaire qu’une adhésion
au parti sollicitée par l’ambition d’une carrière plutôt qu’au nom d’une
idéologie qui ne trompe plus personne.
Valentin, étudiant de Nanjing et membre du parti, venu faire
son master puis son doctorat à Shanghai, appartient à cette jeunesse qui sait
être brillante au point d’accepter la contradiction et d’admettre l’incurie
régnante. Quand de jeunes laïques, enfants du patronat et des cadres du parti
sans être eux-mêmes encartés, étudient en France, en Angleterre ou aux
Etats-Unis, tout en honnissant les droits de l’homme et le regard de l’Occident
sur la Chine, Valentin préfère me demander si l’esprit critique ne peut être
contenu dans l’esprit dialectique. Lors de ce cours, je lui avais proposé
l’inversion de son équation et sa réponse, après quelques minutes d'un épais silence, est restée dans la mémoire de la
classe : « Il faut que je réfléchisse… » Il était donc allé
questionner Max Weber, Hegel et Kant, pour longuement me répondre par e-mail,
sur le coup de minuit. Et bien que foncièrement respectueux de la piété
filiale, contre l’avis de sa mère il vit avec sa copine, modeste employée, en
développant des trésors de diplomatie ménageant la chèvre et le chou sans
finalement ne rien céder. Loin du nationalisme éructant, Valentin n’en est pas
moins profondément concerné par l’évolution de la Chine. A tel point que c’est
avec grand intérêt et reconnaissance qu’il a lu l’indispensable Chine trois fois muette de Jean-François
Billeter ou encore Chine brune ou Chine
verte – Les dilemmes de l’État-parti de Benoît Vermander mais aussi A la recherche d’une ombre chinoise – Le
mouvement pour la démocratie en Chine (1919 – 2004) de Jean-Philippe Béja,
grand ami de Liu Xiaobo.
« Pourtant, parmi la population, on entend également les
voix, sinon de la démocratie, au moins de la garantie de leurs droits civils
fondamentaux. Ces voix viennent à la fois des ouvriers mis à pied dans les
entreprises d’État, des citadins privés illégalement de leur propriété, des
paysans dont la condition de vie reste défavorisée et des travailleurs migrants
qui n’ont pas de droits égaux dans les villes où ils travaillent. Ces gens-là
ont de plus en plus la tendance à s’organiser et à proclamer leurs
revendications. Béja leur prête moins d’attention […] mais il a aperçu le germe
de ce courant qu’il a mentionné à la fin de son livre. Et grâce aux
intellectuels (ou plutôt professionnels avec une bonne conscience) représentés
par Xu Zhiyong, qui cherchent à favoriser d’une façon concrète le processus
vers l’État de droit, les forces sociales et celles de l’intelligentsia
convergent. Leurs influences sont encore répandues avec l’aide d’Internet et
des presses qui osent de plus en plus à prendre leur parole. On espère que les
décideurs peuvent prendre en compte de ces changements positifs et en profiter
pour enfin démarrer une vraie réforme politique. »
La difficulté pour Valentin sera de préserver cette
conscience dans un contexte qui lui demande exactement le contraire. Il
enseigne désormais le français dans un univers fonctionnarisé et disciplinaire
qui n’espère qu’une chose : poursuivre son enrichissement tiré du guanxi basé sur le respect aveugle à la
hiérarchie quelles que soient ses exactions. Encore à quelques décennies d’un
État de droit, la Chine de l’intrication des intérêts dévoyés broie les
Valentin sans avoir besoin de les mettre en prison. Entre un placard sordide
dans un mauvais collège de banlieue et des heures de cours correctement payées
dans une université renommée, le positionnement est vite vu. Pour avoir
plusieurs fois refusé d’anonymes invitations téléphoniques à venir prendre le
thé alors qu’il était l’interprète du correspondant d’un grand quotidien
français, Valentin est allé aux limites de ce qu’il pouvait se permettre sans
trop compromettre son avenir. Mélange d’autisme consenti et de fossilisation
des consciences entièrement retenues par l’accession à la propriété et la
promesse d’un enrichissement substantiel, l’harmonie décrétée par Hu Jintao est
imposée par un système sans faille et très généreux en piqûres de rappel. Et Valentin,
malgré ses dispositions pour l’abstraction et une rare honnêteté
intellectuelle, ne peut que tendre le bras comme tous les autres.
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