« Nous leur proposons un stage obligatoire… »
Le paradoxe permanent de la communication à la chinoise me
fut ainsi résumé par un collègue, à l’heure du déjeuner, dans la navette qui
nous transportait d’un campus à l’autre. En arrivant le matin, j’avais été choqué
par la vision d’un terrain de football couvert de militaires à l’exercice. Je
m’étais approché avec ce fond d’inquiétude déjà bien présent pour une
fourgonnette de CRS mais n’avais découvert que quatre ou cinq cents jeunes en
treillis trop grands ou trop petits, exécutant mollement les ordres vociférés
par divers gradés. Les petits groupes disséminés sur la pelouse impeccable levaient
les genoux et paradaient sur place comme un seul homme fatigué, tantôt de face,
tantôt de profil. Si l’explication du collègue émérite, professeur aujourd’hui
certifié ayant passé quelques années en poste à l’ambassade de Paris, m’avait
d’abord rassuré puis amusé en constatant qu’accoler proposition et obligation
dans la même intention ne lui posait pas de problème, je venais surtout
d’assister à la dernière séquence du long cursus disciplinaire à l’origine de
l’apathie si difficile à réveiller en cours. Il s’agissait des nouvelles
recrues de l’université, les premières années de tous les départements prises
en charge par l’armée pendant deux mois pour leur inculquer les rudiments de discipline
sans laquelle l’harmonie serait en péril. Là encore, le rêve éveillé des
dirigeants occidentaux est ici réalisé.
Ensuite, à chaque rentrée, j’ai retrouvé le spectacle
toujours aussi déprimant de ces jeunes trouffions unisexués dans leur tenue
inadaptée car limitée à deux tailles - c’est à dire s’arrêtant aux mollets pour
les grands échalas tandis que la veste arrive aux genoux des petites souris et
que les nouveaux bibendums de la génération Mc Do voient leurs boutonnières se
tendre dangereusement. C’est ainsi que, peu à peu, j’ai mis en place une série
de cours tentant d’éclaircir les ténèbres séparant la discipline sécuritaire
d’une pédagogie de l’autodiscipline, l’obéissance souhaitable de la nécessaire
désobéissance, le tout sous couvert d’un intérêt mutuel bien compris entre État
et citoyen, Français évidemment. Les résultats pouvaient aller jusqu’à la
fulgurance, sorte de transe muette et immobile envoyant chavirer les regards en
une relecture de quelques pans de vie encore verts, fulgurance reconduite dès
le cours terminé mais sous forme d’amnésie immédiate. Il ne viendrait à l’idée
de personne de maintenir un élastique sous tension permanente, chacun sait
qu’il finirait par casser.
Car, bien entendu, un tel système ne peut fonctionner sans de
très actifs zélateurs. En admettant que, doué d’une extraordinaire capacité de
résistance, un élastique entreprenne de se maintenir dans cet inconfortable
état de tension, les escouades de chasseurs de tête auto-désignés se chargent
de le ramener à une harmonieuse conformité. Ainsi de Wang Qianyuan, jeune
étudiante à la Duke University, en Caroline du Nord, qui tenta de pacifier les
violents échanges entre Hans et Tibétains survenus lors de l’inespérée revanche
chinoise traversant le globe flamme olympique à bout de bras. Après avoir
reçues de très explicites menaces de mort et de mutilations par e-mails, elle
ne put que constater la mise en ligne de toutes ses coordonnées ainsi que sa
photo agrémentée d’un « traitre à la patrie », jusqu’à Qingdao dans
le Shandong où l’appartement de ses parents fut caillassé, la porte recouverte
d’excréments. Outre de multiples articles dénonçant son crime, elle est aussi
devenue un sujet de cours : « Comment ne pas finir comme cette
dégénérée. » Culture de la délation, de la diffamation et de
l’embrigadement, qui s’exprime par la voix des garde-chiourmes du Web, payés wu mao (5O cts) par e-mail propagandiste
ou commentaire ultra conservateur sur les forums en réponse à une critique de
la Chine, et trouvant son apogée dans la mise en place de sites citoyens
distribuant les bons et les mauvais points assortis de conséquences autrement
plus graves que le retrait du permis de conduire. La bonne petite ville de
Suining dans le Jiangsu, 1 300 000 habitants, a ainsi mis en place un classement
de moralité de A à D chapeauté par le Bureau
du Recensement du Comportement des Masses. C’est tout à fait civil puisque
la fréquentation de prostituées ne devrait pas être divulguée. En revanche, les
difficultés financières révélées par corbeau interposé creusent la tombe des
personnes en situation précaire : être endetté exclut l’aide municipale et
interdit toute licence commerciale ou crédit bancaire. Les A, irréprochables
citoyens signalés par témoins au-dessus de tout soupçon, bénéficieront au
contraire de facilités de crédit, d’accès à une meilleure instruction et une
éventuelle adhésion au Parti sera encouragée. Fort heureusement, le directeur
du BRCM veille et n’a publié que 1928 informations négatives sur 3352 reçues.
Je n’ai jamais été confronté directement, in situ in vivo, à cette culture du diviser pour mieux régner,
pas plus que je n’ai vu un groupe prendre à parti un mauvais Chinois. Par définition, la délation se fait en secret,
ombre silencieuse et porte fermée. Néanmoins, il est évident que chacun sait à
quoi s’en tenir et adopte un profil bas à même de n’éveiller aucune rancœur ou
controverse. Les monitrices politiques jouent donc sur du velours, rouage au
moins aussi puissant dans les universités que les escadrons de l’harmonie qui
ne disposent que du bâton quand elles ont à leur discrétion la carotte d’études
réussies, voire de voyages à l’étranger. Et la diffamation tient à l’université
exactement le même rôle qu’en dehors du campus. Les étudiants membres du Parti
n’ont-ils pas à charge, lors d’études à l’étranger, de signaler dans leurs
rapports mensuels les écarts des camarades ?
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