lundi 11 juin 2012

Lao Wai Jiao (10)



« Nous leur proposons un stage obligatoire… »

Le paradoxe permanent de la communication à la chinoise me fut ainsi résumé par un collègue, à l’heure du déjeuner, dans la navette qui nous transportait d’un campus à l’autre. En arrivant le matin, j’avais été choqué par la vision d’un terrain de football couvert de militaires à l’exercice. Je m’étais approché avec ce fond d’inquiétude déjà bien présent pour une fourgonnette de CRS mais n’avais découvert que quatre ou cinq cents jeunes en treillis trop grands ou trop petits, exécutant mollement les ordres vociférés par divers gradés. Les petits groupes disséminés sur la pelouse impeccable levaient les genoux et paradaient sur place comme un seul homme fatigué, tantôt de face, tantôt de profil. Si l’explication du collègue émérite, professeur aujourd’hui certifié ayant passé quelques années en poste à l’ambassade de Paris, m’avait d’abord rassuré puis amusé en constatant qu’accoler proposition et obligation dans la même intention ne lui posait pas de problème, je venais surtout d’assister à la dernière séquence du long cursus disciplinaire à l’origine de l’apathie si difficile à réveiller en cours. Il s’agissait des nouvelles recrues de l’université, les premières années de tous les départements prises en charge par l’armée pendant deux mois pour leur inculquer les rudiments de discipline sans laquelle l’harmonie serait en péril. Là encore, le rêve éveillé des dirigeants occidentaux est ici réalisé.

Ensuite, à chaque rentrée, j’ai retrouvé le spectacle toujours aussi déprimant de ces jeunes trouffions unisexués dans leur tenue inadaptée car limitée à deux tailles - c’est à dire s’arrêtant aux mollets pour les grands échalas tandis que la veste arrive aux genoux des petites souris et que les nouveaux bibendums de la génération Mc Do voient leurs boutonnières se tendre dangereusement. C’est ainsi que, peu à peu, j’ai mis en place une série de cours tentant d’éclaircir les ténèbres séparant la discipline sécuritaire d’une pédagogie de l’autodiscipline, l’obéissance souhaitable de la nécessaire désobéissance, le tout sous couvert d’un intérêt mutuel bien compris entre État et citoyen, Français évidemment. Les résultats pouvaient aller jusqu’à la fulgurance, sorte de transe muette et immobile envoyant chavirer les regards en une relecture de quelques pans de vie encore verts, fulgurance reconduite dès le cours terminé mais sous forme d’amnésie immédiate. Il ne viendrait à l’idée de personne de maintenir un élastique sous tension permanente, chacun sait qu’il finirait par casser.

Car, bien entendu, un tel système ne peut fonctionner sans de très actifs zélateurs. En admettant que, doué d’une extraordinaire capacité de résistance, un élastique entreprenne de se maintenir dans cet inconfortable état de tension, les escouades de chasseurs de tête auto-désignés se chargent de le ramener à une harmonieuse conformité. Ainsi de Wang Qianyuan, jeune étudiante à la Duke University, en Caroline du Nord, qui tenta de pacifier les violents échanges entre Hans et Tibétains survenus lors de l’inespérée revanche chinoise traversant le globe flamme olympique à bout de bras. Après avoir reçues de très explicites menaces de mort et de mutilations par e-mails, elle ne put que constater la mise en ligne de toutes ses coordonnées ainsi que sa photo agrémentée d’un « traitre à la patrie », jusqu’à Qingdao dans le Shandong où l’appartement de ses parents fut caillassé, la porte recouverte d’excréments. Outre de multiples articles dénonçant son crime, elle est aussi devenue un sujet de cours : « Comment ne pas finir comme cette dégénérée. » Culture de la délation, de la diffamation et de l’embrigadement, qui s’exprime par la voix des garde-chiourmes du Web, payés wu mao (5O cts) par e-mail propagandiste ou commentaire ultra conservateur sur les forums en réponse à une critique de la Chine, et trouvant son apogée dans la mise en place de sites citoyens distribuant les bons et les mauvais points assortis de conséquences autrement plus graves que le retrait du permis de conduire. La bonne petite ville de Suining dans le Jiangsu, 1 300 000 habitants, a ainsi mis en place un classement de moralité de A à D chapeauté par le Bureau du Recensement du Comportement des Masses. C’est tout à fait civil puisque la fréquentation de prostituées ne devrait pas être divulguée. En revanche, les difficultés financières révélées par corbeau interposé creusent la tombe des personnes en situation précaire : être endetté exclut l’aide municipale et interdit toute licence commerciale ou crédit bancaire. Les A, irréprochables citoyens signalés par témoins au-dessus de tout soupçon, bénéficieront au contraire de facilités de crédit, d’accès à une meilleure instruction et une éventuelle adhésion au Parti sera encouragée. Fort heureusement, le directeur du BRCM veille et n’a publié que 1928 informations négatives sur 3352 reçues.

Je n’ai jamais été confronté directement, in situ in vivo, à cette culture du diviser pour mieux régner, pas plus que je n’ai vu un groupe prendre à parti un mauvais Chinois. Par définition, la délation se fait en secret, ombre silencieuse et porte fermée. Néanmoins, il est évident que chacun sait à quoi s’en tenir et adopte un profil bas à même de n’éveiller aucune rancœur ou controverse. Les monitrices politiques jouent donc sur du velours, rouage au moins aussi puissant dans les universités que les escadrons de l’harmonie qui ne disposent que du bâton quand elles ont à leur discrétion la carotte d’études réussies, voire de voyages à l’étranger. Et la diffamation tient à l’université exactement le même rôle qu’en dehors du campus. Les étudiants membres du Parti n’ont-ils pas à charge, lors d’études à l’étranger, de signaler dans leurs rapports mensuels les écarts des camarades ? 

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