samedi 23 juin 2012

Lao Wai Jiao (13)



Les penseurs qui balisent le chemin depuis la nuit des temps en s’efforçant de percer le mystère de l’homme sont au moins d’accord sur un point : c’est en particulier qu’il donne le meilleur de lui-même, peut éventuellement toucher au merveilleux, au génie, à la grâce, tandis que la communauté le rend commun, vulgaire, spécieux, prompt à toutes sortes de dénis, veuleries, et autres saloperies. Nous pouvons peut-être alors nous risquer à un tronc commun, sorte d’universalisme échappant à la culture spécifique des régions et ethnies qui peuplent et surpeuplent la vieille Terre. Les hordes de supporters envahissant les stades de par le monde en sont une illustration, les gigantesques manifestations et mouvements de masse nationalistes représentant le climax idéologique des aberrations collectives : messes cathartiques célébrant l’appartenance, le rempart contre le vide et le vertige de n’être qu’un simple mortel.

En Chine où la pression normative du groupe est permanente, de nombreux cours sont nécessaires pour distinguer, à pas mesurés, individualisme d’égoïsme devenus synonymes par la culture du régime. La vieille scie de l’intérêt particulier devant s’effacer devant le général tourne en boucle depuis l’école primaire, c’est à dire que la Chine réfute tout universalisme au nom du particularisme de son collectif. Dans ce contexte, comment toucher au particulier d’un étudiant qui a été éduqué pour l’ignorer, au mieux pour ne pas le manifester, ne pas savoir l’exprimer ? 

« C'est sûr qu'en Chine, on sait beaucoup moins de choses déprimantes par rapport à la France ou les autres pays. C'est pas le problème que l'on peut résoudre, mais je pense que après peu à peu ça va changer, même maintenant on est beaucoup plus ouvert qu'avant, c'est une bonne chose quand même. La Chine n'est pas un pays démocratique, même la France ne peut pas tout dire. C'est certain que l'on est pas content de ce que le gouvernement a fait par exemple interdiction d'accéder à Facebook et YouTube, certains films violents ou pornos, mais on est toujours content d'être Chinois. Le gouvernement nous protège et nous sommes en sécurité, c'est le plus important, non ? »

Le sens de la sécurité, base de la pyramide de Maslow, très prisée en Chine, est aussi celle de la propagande s’appuyant sur le levier millénaire du besoin et, de fait, d’une certaine réalité. On comprend aisément cependant qu’il suffit d’augmenter la somme des composantes déclarées essentielles à la sécurité et des conditions nécessaires au sentiment de cette même sécurité pour que, ipso facto insécurisé, le bon peuple s’en remette à son gouvernement pour se sentir protégé. Rien de différent en cela au capital-peur entretenu par nos dirigeants occidentaux, agitant la menace de l’immigration, de l’insécurité des banlieues, du chômage et de l’inaccessibilité à la consommation, diverses pénuries, etc., pour détourner l’attention des problèmes structurelles dus à la financiarisation des sociétés modernes et autres anti- répartition des richesses, qu’elles soient matérielles, culturelles ou sanitaires, pour ne pas parler de l’eau et de l’alimentation. Cependant, pour tous ces Chinois dont, selon des estimations très variables, un aïeul est mort de faim, et qui, dans leur majorité, ne bénéficient que d’une retraite de misère, quand ce n’est pas de strictement rien, la question de la sécurité est autrement plus sensible. Ce sentiment d’insécurité aujourd’hui encore très vif à tous les niveaux d’une société fonctionnant sans l’appui d’un État de droit conduit, a priori de manière paradoxale, au nationalisme. Sauf à être un grand quelque chose, patron et riche, célèbre et riche, n’importe quoi mais riche, l’individu n’est pas valorisé, ne possède pas d’identité propre, au sens où on le comprend en Occident. Son identité personnelle est diluée dans l’identité collective, phagocytée dans le grand tout de la nation. C’est ainsi que l’individu vit une bipolarité spécifique qui mixe une critique mal informée mais assez lucide du système et un très fort sentiment d’appartenance et de reconnaissance à ce même système en pleine croissance. Le nationalisme chinois tient essentiellement à cette dépendance au milieu hors lequel rien n’est possible. Sans même évoquer l’individuation, la simple prise de conscience du moi est si faible que ne pas adhérer au système, c’est à dire à l’identité collective, équivaut à un suicide. La Chine contemporaine s’inscrit dans le déni de l’individu, bien loin de la culture millénaire qu’elle déclame à n’en plus finir, ne retenant en fait que ce qui intéresse la stabilité de l’État, c’est à dire le sempiternel Confucius à travers ce que Jean-Philippe Béja considère on ne peut plus justement comme du National-Confucianisme, le reste est écarté, abandonné dans des pans d’oubli fort commodes.

Qui n’agit pas selon sa sincérité intérieure agit toujours mal à propos. Ses actes ne se fixent pas dans son âme car chacun d’eux représente un échec intérieur. […] Le Tao circule et produit la différenciation : la naissance et la destruction. Chaque être se distingue par individuation. Tchouang-Tseu XIII

Dans sa modeste conscience, le moi coupable du XXIe siècle est avant tout celui de la cellule familiale vécue comme sanctuaire, lieu de dévotion, de redevance et de soutien inconditionnel. La révolution psy n’a pas eu lieu (l’Œdipe est écrasant mais vécu comme un amour pur, forcément pur, et mieux vaut éviter de tuer le père au pays de Confucius !), la révolution sexuelle des années 60 / 70, non plus, et pas davantage celle des médias et de l’information en général malgré l’indéniable percée d’Internet – du moins en tant que colporteur de brèves filant à travers tout le pays. Ce qui a pour effet un quant-à-soi bétonné sur les bases collectives énoncées plus haut, l’attraction – répulsion envers tout ce qui vient de l’étranger, etc. Là où un soupçon d’espoir demeure, c’est dans la remarquable capacité de dissociation intégrée que pratiquent en secret quelques originaux avec une détermination admirable.

En deuxième année de licence, Bruno s’est passionné pour la psychanalyse, ou la psychothérapie, ce n’est pas encore très clair dans la mesure ou les connaissances et le lexique chinois se cantonnent à un tout psychologique datant de l’école soviétique : Dis-moi ce qui ne va pas, je te dirai comment ne plus y penser et redevenir un bon employé, un bon fils. En l’espace de deux ans son projet a mûri et semble assez sérieux mais, au-delà de son originalité, Bruno est surtout un pur produit de la classe moyenne qui ne rêve plus, sur sa liste des accessits en respect social et avenir radieux, que d’envoyer sa progéniture à l’étranger – ce que s’empressent d’ailleurs de faire les cadres du Parti, évidemment mieux informés que quiconque sur la réalité des choses. L’amélioration très nette du niveau de vie moyen ne va pas de paire avec la confiance en un système que chacun sait corrompu et inefficace, très en retard sur le monde développé et sans perspective de réforme tant que la génération de la révolution culturelle sera aux affaires. Suite à quelques échanges de mails relatifs aux possibles orientations que Bruno pourrait envisager, je lui ai fait parvenir l’appel des intellectuels chinois à leur gouvernement lors de l’annonce du Nobel à Liu Xiaobo. Ses réponses sont représentatives d’une ulcération que le gouvernement ne réussit plus à faire taire :
« Qui sait donc ou ira la Chine? Le premier ministre Wen jiabao a dit qu'il est en train de tacher de realiser la democratie, mais la PCC dit toujours au contraire de ce qu'elle fait. Je crois que la situation de la Chine aujourd'hui est comme celle de la France en 1848. On dit qu'on est dans un pays socialiste, mais a vrai dire, ce sont les civils qui vivent comme les socialistes, et les bureaucrates nous exploitent comme les nobles, en meme temps que les bourgeois nous exploitent. Mais le probleme c'est que, en Chine, les civils n'ont aucune facon de les resister comme par la loi, l'assemblee... Il faut dire que la Chine est un pays sans loi sans justice, c'est le pouvoir et l'argent qui regnent tout comme on est dans le Moyen Age! Comme ce qu'on dit dans un proverbe "Soit on meurt dans la silence, soit on eclate dans la silence.", la reforme et la decrepitude sont les seuls deux resultats de la Chine. Mais le contradiction est que le niveau intellectuel des civils chinois n'atteint pas la demande d'un pays democratique. Meme si l'on fait la reforme, le fruit de cette reforme sera vole par de nouveaux bureaucrates ou bourgeois. Donc le seul resultat de la Chine dans les prochaines 50 ans (la duree que je vivrais) sera exploite, soit par la PCC, soit par une nouvelle partie. Consequance: la Chine n'est pas un pays favorable a vivre pour un homme "sage" comme moi. Mais pour le probleme des malades mentaux, je sais maintenant par vous que la Chine aura de plus en plus besoin de psy... avec le developpement commercial et social. Psychologue sera un tres bon metier en Chine dans 8-15 ans, si la Chine existe encore a ce moment-la. […] Je suis un peu decu par le gouvernement chinois (pour l'absence de honnetete et bcp d'autres choses), et normalement les chinois n'osent pas aller chez le psychotherapeute comme ce que dit dans le livre que vous m'avez prete. C'est pour ca que je n'aime pas rester en Chine. »

Difficile de faire un pronostic sur l’avenir de Bruno. Réussira-t-il à aller en France ? C’est très probable. Réussira-t-il à suivre un cursus validé en rapport avec ses espoirs actuels ? C’est déjà moins sûr mais encore envisageable. Saura-t-il transcender son déterminisme socio-culturel, échanger, rencontrer le monde, ce qui serait déjà une sévère remise en question avant de se lancer dans une longue analyse et de rentrer en Chine, au chevet d’un pays qui rêve d’étendre le délire occidental de l’hyperconsommation à toute sa population mais sans être passé par les cases qui y ont conduit ? Voilà déjà beaucoup plus de paramètres délicats à prendre en compte. 


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