Les penseurs qui balisent le chemin depuis la nuit des temps
en s’efforçant de percer le mystère de l’homme sont au moins d’accord sur un
point : c’est en particulier qu’il donne le meilleur de lui-même, peut
éventuellement toucher au merveilleux, au génie, à la grâce, tandis que la
communauté le rend commun, vulgaire, spécieux, prompt à toutes sortes de dénis,
veuleries, et autres saloperies. Nous pouvons peut-être alors nous risquer à un
tronc commun, sorte d’universalisme échappant à la culture spécifique des
régions et ethnies qui peuplent et surpeuplent la vieille Terre. Les hordes de
supporters envahissant les stades de par le monde en sont une illustration, les
gigantesques manifestations et mouvements de masse nationalistes représentant
le climax idéologique des aberrations collectives : messes cathartiques
célébrant l’appartenance, le rempart contre le vide et le vertige de n’être
qu’un simple mortel.
En Chine où la pression normative du groupe est permanente,
de nombreux cours sont nécessaires pour distinguer, à pas mesurés, individualisme d’égoïsme devenus synonymes par la culture du régime. La vieille scie
de l’intérêt particulier devant s’effacer devant le général tourne en boucle
depuis l’école primaire, c’est à dire que la Chine réfute tout universalisme au
nom du particularisme de son collectif. Dans ce contexte, comment toucher au
particulier d’un étudiant qui a été éduqué pour l’ignorer, au mieux pour ne pas
le manifester, ne pas savoir l’exprimer ?
« C'est sûr
qu'en Chine, on sait beaucoup moins de choses déprimantes par
rapport à la France ou les autres pays. C'est pas le problème que l'on peut
résoudre, mais je pense que après peu à peu ça va changer, même maintenant on
est beaucoup plus ouvert qu'avant, c'est une bonne chose quand même. La Chine
n'est pas un pays démocratique, même la France ne peut pas tout dire.
C'est certain que l'on est pas content de ce que le
gouvernement a fait par exemple interdiction d'accéder à Facebook et YouTube,
certains films violents ou pornos, mais on est toujours content d'être Chinois.
Le gouvernement nous protège et nous sommes en sécurité, c'est le
plus important, non ? »
Le sens de la
sécurité, base de la pyramide de Maslow, très prisée en Chine, est aussi celle
de la propagande s’appuyant sur le levier millénaire du besoin et, de fait, d’une certaine réalité. On comprend aisément
cependant qu’il suffit d’augmenter la somme des composantes déclarées
essentielles à la sécurité et des conditions nécessaires au sentiment de cette
même sécurité pour que, ipso facto
insécurisé, le bon peuple s’en remette à son gouvernement pour se sentir
protégé. Rien de différent en cela au capital-peur
entretenu par nos dirigeants occidentaux, agitant la menace de
l’immigration, de l’insécurité des banlieues, du chômage et de l’inaccessibilité
à la consommation, diverses pénuries, etc., pour détourner l’attention des
problèmes structurelles dus à la financiarisation des sociétés modernes et
autres anti- répartition des richesses, qu’elles soient matérielles,
culturelles ou sanitaires, pour ne pas parler de l’eau et de l’alimentation.
Cependant, pour tous ces Chinois dont, selon des estimations très variables, un
aïeul est mort de faim, et qui, dans leur majorité, ne bénéficient que d’une
retraite de misère, quand ce n’est pas de strictement rien, la question de la
sécurité est autrement plus sensible. Ce sentiment d’insécurité aujourd’hui
encore très vif à tous les niveaux d’une société fonctionnant sans l’appui d’un
État de droit conduit, a priori de
manière paradoxale, au nationalisme. Sauf à être un grand quelque chose, patron
et riche, célèbre et riche, n’importe quoi mais riche, l’individu n’est pas
valorisé, ne possède pas d’identité propre, au sens où on le comprend en
Occident. Son identité personnelle est diluée dans l’identité collective,
phagocytée dans le grand tout de la nation. C’est ainsi que l’individu vit une
bipolarité spécifique qui mixe une critique mal informée mais assez lucide du
système et un très fort sentiment d’appartenance et de reconnaissance à ce même
système en pleine croissance. Le nationalisme chinois tient essentiellement à
cette dépendance au milieu hors lequel rien n’est possible. Sans même évoquer
l’individuation, la simple prise de conscience du moi est si faible que ne pas adhérer au système, c’est à dire à
l’identité collective, équivaut à un suicide. La Chine contemporaine s’inscrit
dans le déni de l’individu, bien loin de la culture millénaire qu’elle déclame
à n’en plus finir, ne retenant en fait que ce qui intéresse la stabilité de
l’État, c’est à dire le sempiternel Confucius à travers ce que Jean-Philippe
Béja considère on ne peut plus justement comme du National-Confucianisme, le
reste est écarté, abandonné dans des pans d’oubli fort commodes.
Qui n’agit pas selon sa
sincérité intérieure agit toujours mal à propos. Ses actes ne se fixent pas
dans son âme car chacun d’eux représente un échec intérieur. […] Le Tao circule
et produit la différenciation : la naissance et la destruction. Chaque
être se distingue par individuation. Tchouang-Tseu XIII
Dans sa modeste
conscience, le moi coupable du XXIe
siècle est avant tout celui de la cellule familiale vécue comme sanctuaire,
lieu de dévotion, de redevance et de soutien inconditionnel. La révolution psy
n’a pas eu lieu (l’Œdipe est écrasant mais vécu comme un amour pur, forcément
pur, et mieux vaut éviter de tuer le père au pays de Confucius !), la
révolution sexuelle des années 60 / 70, non plus, et pas davantage celle des
médias et de l’information en général malgré l’indéniable percée d’Internet –
du moins en tant que colporteur de brèves
filant à travers tout le pays. Ce qui a pour effet un quant-à-soi bétonné sur
les bases collectives énoncées plus haut, l’attraction – répulsion envers tout
ce qui vient de l’étranger, etc. Là où un soupçon d’espoir demeure, c’est dans
la remarquable capacité de dissociation intégrée que pratiquent en secret
quelques originaux avec une détermination admirable.
En deuxième année
de licence, Bruno s’est passionné pour la psychanalyse, ou la psychothérapie,
ce n’est pas encore très clair dans la mesure ou les connaissances et le
lexique chinois se cantonnent à un tout psychologique datant de l’école
soviétique : Dis-moi ce qui ne va
pas, je te dirai comment ne plus y penser et redevenir un bon employé, un bon
fils. En l’espace de deux ans son projet a mûri et semble assez sérieux
mais, au-delà de son originalité, Bruno est surtout un pur produit de la classe
moyenne qui ne rêve plus, sur sa liste des accessits en respect social et
avenir radieux, que d’envoyer sa progéniture à l’étranger – ce que s’empressent
d’ailleurs de faire les cadres du Parti, évidemment mieux informés que
quiconque sur la réalité des choses. L’amélioration très nette du niveau de vie
moyen ne va pas de paire avec la confiance en un système que chacun sait
corrompu et inefficace, très en retard sur le monde développé et sans
perspective de réforme tant que la génération de la révolution culturelle sera
aux affaires. Suite à quelques échanges de mails relatifs aux possibles
orientations que Bruno pourrait envisager, je lui ai fait parvenir l’appel des
intellectuels chinois à leur gouvernement lors de l’annonce du Nobel à Liu
Xiaobo. Ses réponses sont représentatives d’une ulcération que le gouvernement
ne réussit plus à faire taire :
« Qui sait donc ou ira la Chine? Le premier ministre Wen jiabao a
dit qu'il est en train de tacher de realiser la democratie, mais la PCC dit
toujours au contraire de ce qu'elle fait. Je crois que la situation de la Chine
aujourd'hui est comme celle de la France en 1848. On dit qu'on est dans un pays
socialiste, mais a vrai dire, ce sont les civils qui vivent comme les
socialistes, et les bureaucrates nous exploitent comme les nobles, en meme
temps que les bourgeois nous exploitent. Mais le probleme c'est que, en Chine,
les civils n'ont aucune facon de les resister comme par la loi, l'assemblee...
Il faut dire que la Chine est un pays sans loi sans justice, c'est le pouvoir
et l'argent qui regnent tout comme on est dans le Moyen Age! Comme ce qu'on dit
dans un proverbe "Soit on meurt dans la silence, soit on eclate dans la
silence.", la reforme et la decrepitude sont les seuls deux resultats de
la Chine. Mais le contradiction est que le niveau intellectuel des civils
chinois n'atteint pas la demande d'un pays democratique. Meme si l'on fait la
reforme, le fruit de cette reforme sera vole par de nouveaux bureaucrates ou
bourgeois. Donc le seul resultat de la Chine dans les prochaines 50 ans (la
duree que je vivrais) sera exploite, soit par la PCC, soit par une
nouvelle partie. Consequance: la Chine n'est pas un pays favorable a vivre pour
un homme "sage" comme moi. Mais pour le probleme des malades mentaux,
je sais maintenant par vous que la Chine aura de plus en plus besoin de psy...
avec le developpement commercial et social. Psychologue sera un tres bon metier
en Chine dans 8-15 ans, si la Chine existe encore a ce moment-la. […] Je suis un peu
decu par le gouvernement chinois (pour l'absence de honnetete et bcp d'autres
choses), et normalement les chinois n'osent pas aller chez le psychotherapeute
comme ce que dit dans le livre que vous m'avez prete. C'est pour ca que je
n'aime pas rester en Chine. »
Difficile de faire un pronostic sur l’avenir de Bruno. Réussira-t-il à
aller en France ? C’est très probable. Réussira-t-il à suivre un cursus
validé en rapport avec ses espoirs actuels ? C’est déjà moins sûr mais
encore envisageable. Saura-t-il transcender son déterminisme socio-culturel,
échanger, rencontrer le monde, ce qui serait déjà une sévère remise en question
avant de se lancer dans une longue analyse et de rentrer en Chine, au chevet
d’un pays qui rêve d’étendre le délire occidental de l’hyperconsommation à
toute sa population mais sans être passé par les cases qui y ont conduit ?
Voilà déjà beaucoup plus de paramètres délicats à prendre en compte.
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