L’expat en Chine se
résume à quelques figures : le sino
béat ou tofuïsé qui relativise le
pire en le comparant spontanément à une situation censée équivalente dans son
pays d’origine et s’enthousiasme pour le reste supposé justifier sa présence et
l’argent qui en découle ; l’indifférent à tout, le cynique, qui arrive
d’un poste en Turquie et sera l’année prochaine ou la suivante en Inde ;
la grande gueule qui ne voit pas une seule bonne raison de la fermer davantage
qu’avant son arrivée, vociférant à l’occasion. On pourrait leur adjoindre une
quatrième attitude qui adopte l’une des trois figures au gré des circonstances.
Malgré tout et heureusement, quelques brillants sujets n’entrent pas dans les
cases, apprennent et maîtrisent le mandarin, semblent séparer le bon grain de
l’ivraie avec un aisance déconcertante, bref, vivent la Chine sans se départir
de leur intelligence. Mais, quelle que soit la figure, être étranger suffit en
soi à générer tout un pataquès d’émotions et de ressentis contradictoires aussi
classiques qu’attraction – répulsion, je t’admire moi non plus, tu me fais peur
donc je te fuis, je ne te comprends pas donc je t’ignore ou te méprise. Bien
entendu, cette pauvreté est bijective et la mauvaise foi n’a ni frontière ni
pays.
« Non mais, attends, les Chinois… Ils s’en foutent de
nous, les lao wai. Tout ce qu’ils
veulent, c’est notre pognon - point barre. Ils nous gonflent en permanence avec
les guerres de l’opium, la colonisation, leur palais d’été, mais si on n’était
pas venus les secouer un peu, ils auraient même pas eu Mao ! Ha, ha,
ha !»
Au moins celui-ci avait-il quelques notions ! Quand je
suis arrivé en 2005, c’était à Changzhou dans le Jiangsu, à quelques heures au
nord de Shanghai, là où les usines de l’acier et de la métallurgie sont tenues
par des Taïwanais assez impitoyables avec la main-d’œuvre locale. Les acheteurs
des grandes enseignes étrangères et les affairistes de tous poils que j’ai pu
rencontrer étaient généralement sympathiques le temps d’un verre ou deux,
difficilement fréquentables au-delà, occasionnellement à vomir. La cupidité
chinoise n’a rien à leur envier. La Chine est sur la route de leur
enrichissement, rien de plus. A la différence de l’exilé qui peut, s’il accepte
de quitter son confort supérieur d’occidental, vraiment rencontrer quelqu’un,
vivre une aventure, une expérience humaine, lui n’est que de passage et ne
verra, en trois jours parfois moins, que les courbettes tarifées des grands
hôtels de la vitrine internationale et des sites de production de l’usine du
monde qui auraient fait frémir Zola. Il vient faire son contrôle qualité en
plein décalage horaire, visite des cabines de peinture où de pauvres bougres
dans les seuls vêtements qu’ils possèdent s’asphyxient sans masque, pas loin de
l’atelier de fonderie, fournaise aux alentours de cinquante degrés avec un
espace vital par esclave de moins de cinquante centimètres carrés. Dans ces
conditions, la qualité qu’il exige n’est que rarement au rendez-vous, donc il
s’engueule avec les lao ban de
l’usine en vidant quelques verres puis il rentre dans le cinq étoiles local
avec masseuse buccale où il doit encore batailler par e-mail pour quelques cents par container. Ensuite il boit
beaucoup, noie tout ce qui pourrait gêner son accession au top de la pyramide
consumériste, puis il s’endort sur une chaine internationale en rêvant de son
futur Cayenne, le nouveau modèle turbo vitres teintées qu’ils voient par
dizaines embouteiller les grandes artères chinoises.
Quoi de plus étonnant que de considérer ces vies nanties,
raisonnablement éduquées, informées autant qu’elles le souhaitent, qui
n’aspirent pas à comprendre plus que leur fonction ne le commande ?
L’alibi du surmenage et du temps qui fait cruellement défaut est si vite
dégainé que l’on renonce à proposer. Et que proposer, d’ailleurs ? Bernard
Stiegler et son Individu désaffecté,
tout à fait lisible, contemporain, et parfaitement éclairant quant aux dangers
majeurs de laisser les rênes de nos pulsions à l’empire marketing ?
Évidemment, avec ce qu’il a bu et la pression qui lui pourrit les jours et les
nuits, comparé au catalogue Porsche ou au calendrier Pirelli, Stiegler va lui
tomber des mains et s’enfoncer dans la moquette sans laisser de traces. Il lui
faut des images ! Eh bien, le très beau court-métrage de Claire Denis, En allant vers Nancy, précisément
consacré au philosophe Jean-Luc Nancy, installé dans le compartiment d’un train
roulant à point trop grande vitesse face à une jeune femme issue de
l’immigration, peut-être du Maghreb mais avec un accent belge. Ils
s’entretiennent de la nécessité de l’intrus…
Superbe noir et blanc, véritable échange ciblant bien l’altérité intrusive de
l’étranger en tant qu’opportunité de se rencontrer soi-même… Quinze minutes
plus tard, un Africain entre dans le compartiment, s’assoit, demande quand on
arrive, constate que « c’est passé vite… ». Nancy lui répond qu’il a
trouvé ça « un peu long ». Sourires… Cut. Parfait.
Et de retour au bureau, il en parle avec qui notre ami
businessman ou cadre sup ou manager jonglant avec ses crédits, un divorce à
venir puisqu’il n’est jamais là, et des gosses qu’il n’a pas vu grandir ?
Donc il ne lit pas, ne va pas au-delà de CNN quel que soit l’hôtel et, si tout
va bien, il ne divorcera pas et, en plus du Cayenne, il offrira une école de
commerce à sa fille aînée et un abonnement en thalasso à sa femme. Donc
sûrement pas plus coupable que son homologue chinois mais définitivement plus
responsable, lui il a le choix, il sait ou peut savoir, il a même été éduqué
dans cette perspective.
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