jeudi 7 juin 2012

Lao Wai Jiao (7)



L’expat en Chine se résume à quelques figures : le sino béat ou tofuïsé qui relativise le pire en le comparant spontanément à une situation censée équivalente dans son pays d’origine et s’enthousiasme pour le reste supposé justifier sa présence et l’argent qui en découle ; l’indifférent à tout, le cynique, qui arrive d’un poste en Turquie et sera l’année prochaine ou la suivante en Inde ; la grande gueule qui ne voit pas une seule bonne raison de la fermer davantage qu’avant son arrivée, vociférant à l’occasion. On pourrait leur adjoindre une quatrième attitude qui adopte l’une des trois figures au gré des circonstances. Malgré tout et heureusement, quelques brillants sujets n’entrent pas dans les cases, apprennent et maîtrisent le mandarin, semblent séparer le bon grain de l’ivraie avec un aisance déconcertante, bref, vivent la Chine sans se départir de leur intelligence. Mais, quelle que soit la figure, être étranger suffit en soi à générer tout un pataquès d’émotions et de ressentis contradictoires aussi classiques qu’attraction – répulsion, je t’admire moi non plus, tu me fais peur donc je te fuis, je ne te comprends pas donc je t’ignore ou te méprise. Bien entendu, cette pauvreté est bijective et la mauvaise foi n’a ni frontière ni pays.

« Non mais, attends, les Chinois… Ils s’en foutent de nous, les lao wai. Tout ce qu’ils veulent, c’est notre pognon - point barre. Ils nous gonflent en permanence avec les guerres de l’opium, la colonisation, leur palais d’été, mais si on n’était pas venus les secouer un peu, ils auraient même pas eu Mao ! Ha, ha, ha !»

Au moins celui-ci avait-il quelques notions ! Quand je suis arrivé en 2005, c’était à Changzhou dans le Jiangsu, à quelques heures au nord de Shanghai, là où les usines de l’acier et de la métallurgie sont tenues par des Taïwanais assez impitoyables avec la main-d’œuvre locale. Les acheteurs des grandes enseignes étrangères et les affairistes de tous poils que j’ai pu rencontrer étaient généralement sympathiques le temps d’un verre ou deux, difficilement fréquentables au-delà, occasionnellement à vomir. La cupidité chinoise n’a rien à leur envier. La Chine est sur la route de leur enrichissement, rien de plus. A la différence de l’exilé qui peut, s’il accepte de quitter son confort supérieur d’occidental, vraiment rencontrer quelqu’un, vivre une aventure, une expérience humaine, lui n’est que de passage et ne verra, en trois jours parfois moins, que les courbettes tarifées des grands hôtels de la vitrine internationale et des sites de production de l’usine du monde qui auraient fait frémir Zola. Il vient faire son contrôle qualité en plein décalage horaire, visite des cabines de peinture où de pauvres bougres dans les seuls vêtements qu’ils possèdent s’asphyxient sans masque, pas loin de l’atelier de fonderie, fournaise aux alentours de cinquante degrés avec un espace vital par esclave de moins de cinquante centimètres carrés. Dans ces conditions, la qualité qu’il exige n’est que rarement au rendez-vous, donc il s’engueule avec les lao ban de l’usine en vidant quelques verres puis il rentre dans le cinq étoiles local avec masseuse buccale où il doit encore batailler par e-mail pour quelques cents par container. Ensuite il boit beaucoup, noie tout ce qui pourrait gêner son accession au top de la pyramide consumériste, puis il s’endort sur une chaine internationale en rêvant de son futur Cayenne, le nouveau modèle turbo vitres teintées qu’ils voient par dizaines embouteiller les grandes artères chinoises.

Quoi de plus étonnant que de considérer ces vies nanties, raisonnablement éduquées, informées autant qu’elles le souhaitent, qui n’aspirent pas à comprendre plus que leur fonction ne le commande ? L’alibi du surmenage et du temps qui fait cruellement défaut est si vite dégainé que l’on renonce à proposer. Et que proposer, d’ailleurs ? Bernard Stiegler et son Individu désaffecté, tout à fait lisible, contemporain, et parfaitement éclairant quant aux dangers majeurs de laisser les rênes de nos pulsions à l’empire marketing ? Évidemment, avec ce qu’il a bu et la pression qui lui pourrit les jours et les nuits, comparé au catalogue Porsche ou au calendrier Pirelli, Stiegler va lui tomber des mains et s’enfoncer dans la moquette sans laisser de traces. Il lui faut des images ! Eh bien, le très beau court-métrage de Claire Denis, En allant vers Nancy, précisément consacré au philosophe Jean-Luc Nancy, installé dans le compartiment d’un train roulant à point trop grande vitesse face à une jeune femme issue de l’immigration, peut-être du Maghreb mais avec un accent belge. Ils s’entretiennent de la nécessité de l’intrus… Superbe noir et blanc, véritable échange ciblant bien l’altérité intrusive de l’étranger en tant qu’opportunité de se rencontrer soi-même… Quinze minutes plus tard, un Africain entre dans le compartiment, s’assoit, demande quand on arrive, constate que « c’est passé vite… ». Nancy lui répond qu’il a trouvé ça « un peu long ». Sourires… Cut. Parfait.

Et de retour au bureau, il en parle avec qui notre ami businessman ou cadre sup ou manager jonglant avec ses crédits, un divorce à venir puisqu’il n’est jamais là, et des gosses qu’il n’a pas vu grandir ? Donc il ne lit pas, ne va pas au-delà de CNN quel que soit l’hôtel et, si tout va bien, il ne divorcera pas et, en plus du Cayenne, il offrira une école de commerce à sa fille aînée et un abonnement en thalasso à sa femme. Donc sûrement pas plus coupable que son homologue chinois mais définitivement plus responsable, lui il a le choix, il sait ou peut savoir, il a même été éduqué dans cette perspective.

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